L’Art comme expérience : Harrell Fletcher

Une oeuvre vive, dans la continuité de Thoreau et des pragmatistes Américains, marquée d’un très grand activisme civique avec gravité et humour. Harrell Fletcher est en ce sens l’un des plus grands artistes Américains contemporains

C’est au Domaine de Kerguéhennec, centre d’art contemporain et propriété du département du Morbihan que l’artiste Harrell Fletcher a séjourné, l’été dernier, pendant près de trois mois. Sur la proposition de Frédéric Paul, directeur artistique du Domaine, une exposition des travaux de Harrell Fletcher a été organisée. Cette exposition s’achève tandis que j’écris ces lignes. Un catalogue sera publié avec les contributions de Chris Johanson, Miranda July et Allan Mc Collum. Prenons du recul sur cet événement et interrogeons nous sur la démarche de Harrell Fletcher. Américain, domicilié à Portland (Oregon), Harrell Fletcher est l’auteur d’une oeuvre qui me paraît d’autant plus importante qu’elle s’inscrit, à mes yeux, dans une approche pragmatique de l’esthétique et de la philosophie. « Pragmatique » est étroitement liée à « pratique » c’est-à-dire, précisément, à l’idée à laquelle l’esthétique, depuis Kant n’a cessé de s’opposer, en se définissant le plus souvent par son absence d’intérêt ou de fin. Dans l’histoire de la philosophie, le pragmatisme est associé à une période de crise politique et morale aux Etats-Unis : la guerre de sécession. Le sémioticien Charles Pierce fut le premier à concevoir les modes d’une réflexion restée profondément étrangère à l’héritage de la pensée européenne et plus particulièrement française qui longtemps a mésestimé une culture profondément rétive à la . Charles Pierce eut de prestigieux héritiers spirituels : William James (frère de l’écrivain Henry James) et John Dewey tous, par ailleurs, profondément marqués par le transcendantalisme de Thoreau et de Emerson. Pourquoi me suis-je permis cette digression ? Car Harrell Fletcher fait de la qualité immédiatement sensible de l’expérience (si importante pour l’esthétique) sa première catégorie de conscience.

C’est, en ce sens, un pragmatique en ce qu’il ne conçoit pas ses transactions vivantes avec son environnement naturel et culturel autrement qu’orientées vers un accomplissement supérieur de la vie. Harrell Fletcher a ainsi réuni au Domaine de Kerguéhennec des groupes de randonneurs, de médecins et de banquiers, de musiques et de danses traditionnelles, de rameurs, de ravers et leur a demandé de choisir une sculpture dans le parc devant laquelle ils ont posé pour une photographie en exprimant les motifs de leur choix et leur réaction face à l’oeuvre concernée. Un calendrier a d’ores et déjà été publié avec le matériau collecté. Cette démarche fait écho aux réflexions énoncées par John Dewey : « L’art répond à de multiples fins (…) Il sert plus la vie qu’il ne prescrit un mode de vie défini et limité »  ; sa valeur est «  » . A cette vision participative et méliorative de la performance, pratiquée par Harrell Fletcher, est liée une conception ardemment démocratique de l’art qui fut aussi celle de Emerson. Ce dernier mais aussi celles et ceux qui de Kerouac à Burroughs en passant par le prodigieux expérimentateur de sonorités nouvelles qu’était Kim Fowley, dans les années soixante des milieux alternatifs californiens, ont défendu la littérature du pauvre, les sentiments de l’enfant, la philosophie de la rue, le sens de la vie domestique et rejeté par là-même l’élitisme ségrégationniste de la haute culture. Il n’est guère surprenant d’observer que Harrell Fletcher a sollicité des personnes rencontrées au Domaine de Kerguéhennec afin qu’elles lisent des extraits du livre de Henry David Thoreau : Walden ou la vie dans les bois (1854).

Fletcher a du sentir à l’instar de Thoreau autre chose qu’indifférence, parmi les paysages de la Bretagne ou de la Nouvelle Angleterre, aimés et admirés : des « amitiés » qui répondent pour chacun à la leur, ne pouvant en rien « faire de la vie un fardeau » – cri passionné, aussi sincère que le : « Or let me die » de . De cette empathie de Fletcher pour toutes les situations neuves, qu’il embrasse sans ambages et, de l’avis même de Frédéric Paul, « avec une très grande souplesse », sourd l’idée fondamentale de devoir, en tous cas, simplifier notre vie. Cet évangile est celui de Fletcher au même titre que celui de Thoreau. Il est piquant d’observer que cette approche pragmatique de la vie a traversé tous les courants intellectuels et artistiques de l’histoire des Etats-Unis. Des artistes comme Thomas Hart Benton, Robert Motherwell, Jackson Pollock, Allan Kaprow, Peter Brook, John Barthelme, John Cage et Charles Olson, en contribuant à des tendances aussi diverses que les arts visuels en général, le Happening ou la composition musicale s’en sont inspirés et l’on pourrait citer bien d’autres noms en évoquant par ailleurs l’oeuvre de l’architecte Frank Loyd Wright qui saluait à travers l’exemple de Walden ou la vie dans les bois et de son auteur l’ancêtre de l’architecture fonctionnelle. Tous mettaient en garde contre la fétichisation et la compartimentalisation des objets d’art que Fletcher rejette à son tour. Fait significatif, au domaine de Kerguéhennec, rares sont les oeuvres qui ont bénéficié d’un encadrement classique à l’exception notable des Veda’s Bible, extraits de l’Ancien et du Nouveau Testament scannés par l’artiste.

L’on aurait tort de penser que Fletcher est indifférent aux courants politiques de son temps. Vivre en bonne intelligence avec l’autorité n’est pas dans la nature de cet artiste qui réalisa en 2005, à San Antonio, une exposition intitulée The American war, inspirée à la fois de son expérience de visites effectuées au musée des atrocités de la guerre à Ho Chi Minh ville (Vietnam) et de l’engagement des troupes américaines en Irak. Sa prédisposition à se sentir préoccupé par la nature sociale de l’art et du travail créatif mais aussi le rôle essentiel des tensions dans la vie quotidienne et des inégalités et des injustices font de Fletcher un véritable humaniste dont on mesure le souci constant de s’adapter à ses interlocuteurs et d’établir une relation fondée sur une éthique inconcevable en dehors d’une nation véritablement démocratique. J’en veux pour preuve, l’oeuvre vidéo bouleversante intitulée The forbidden zone (2003) mettant aux prises les héros fictionnels de la série télévisée culte Star Treck, évoluant dans un paysage sinistre et lunaire, et un trisomique totalement investit par le rôle qu’il incarne et dont les souffrances réelles ou supposées renvoient les spectateurs à la folie troublante du dernier Antonin Artaud. L’émotion de cette oeuvre est atteinte lorsque l’acteur handicapé avoue vouloir « se rendre sur la planète interdite où il pourra vivre dans l’illusion d’être redevenu ‘normal’ ». Cette expérience de la folie et de sa mise en scène – un dispositif curatif ouvert aux mutations sensibles de l’Etre – dévoile avec une pudeur qui demeure exceptionnelle l’intelligence d’un très grand artiste. Elle se caractérise par la marque de respect que témoigne Fletcher pour chacun de ses intervenants ; une singularité – que l’on pourrait comparer en philosophie à la posture exemplaire de Dewey – qui prend à revers toute une tradition je dirais orthodoxe de la pensée européenne.

Rappelons que là où pour Aristote l’art est affaire de création au détriment de l’action, Dewey renverse les termes de manière à faire porter l’accent sur la dimension de l’action dans le processus créatif. Dès lors pour Dewey et d’une manière plus évidente encore chez Fletcher, les unités centrales et aristotéliciennes de temps, lieu, récit n’ont plus guère d’importance. Seule compte l’intensité émotionnelle dans l’organisation des produits de l’imagination artistique. Dont acte : Fletcher demande à un garagiste de déclamer des passages de Ulysses de James Joyce. L’interprétation est des plus libres et laisse entrevoir une audacieuse interprétation qui n’est pas sans rappeler le rapport qu’établit un jour Glenn Gould entre l’écriture de Joyce et la composition de Schoenberg dans ses échanges avec Yehudi Menhuin. La déclamation a été filmée en 2002 et porte le titre de Blot out the sun. Mêlée de profondeur et d’ironie, cette oeuvre s’inscrit dans une problématique d’une très vaste ampleur. Il s’agit, pour Fletcher, d’abolir toutes les formes d’aliénation – au sens où l’entendait l’Américain Marcuse qui redécouvrait dans l’immédiat après guerre la pertinence des écrits du jeune Marx – et de faire en sorte que le gouffre entre l’art et la vie ne soit plus et que la vie, en sa plénitude, devienne art.

La contrepartie du rôle joué par la tension dans la démarche de Fletcher est la pure émotion considérée comme expression esthétique. Cette tendance apparaît très nettement dès les premiers travaux de l’artiste. Au Domaine de Kerguéhennec sont réunis les carnets illustrés de photographies réalisés dès le début des années 90. Visite faite à une aïeule, évocation d’une rupture douloureuse, long voyage fait en voiture avec un camarade, clin d’oeil à cette culture de l’errance et Easy Rider, son plus beau paradigme… : ces photographies rassemblent irrésistiblement souvenirs personnels et expériences collectives. On apprécie l’intimité du style et le dispositif de distanciation cher à l’artiste qui convie ses spectateurs à une double lecture. Elle n’est pas sans évoquer le procédé de Roland Barthes dans La chambre claire. La continuité de l’expérience, si centrale dans la démarche esthétique de Fletcher trouve son fondement dans le flux des émotions. Tout se passe comme si le cours normal des événements vécus par la conscience humaine, le flux et le reflux des réactions de l’esprit au monde, à l’environnement, les transformations d’états mentaux, les variations des sensations, conduisaient le courant qui constitue l’oeuvre. N’y voyons pas de finalité, ce mythe de l’avant-gardisme qui n’en finit pas de mourir dans nos sociétés consuméristes : Fletcher est un pédagogue né et rejoint par là-même non pas les aspects messianiques de la culture américaine mais bien l’engagement de celle-ci au service d’une conscience sociale qui, si on la replace dans une perspective historique n’est pas sans évoquer les projets retenus, durant l’entre-deux-guerres, par l’administration Roosevelt et les responsables du .

« Je suis passionné par les projets engagés socialement plutôt que par la recherche du profit capitaliste. Je citerai deux manifestations exemplaires de cette attitude : le Poverty Department de John Malpede (une troupe de théâtre constituée d’exclus de Los Angeles) et le Rural Studio de Samuel Mockbee (un programme d’architecture / design entièrement nouveau où des étudiants d’université conçoivent des maisons familiales pour des personnes à faible revenu dans le Hale County, en  ». Fletcher, on le comprend d’autant mieux, est attaché non à des lieux mais à des tempi. Réverbérations silencieuses des sensations : le beau idéal en soi n’existe pas. Il est soumis à un registre d’expériences diffuses et concrètes, étrangères aux ruptures dualistes et à l’« être » métaphysique. L’expérience en soi et pour soi est émotionnelle mais elle n’est pas faite d’une série d’émotions séparées.

Telle est la philosophie de Fletcher sollicitant entre autre exemple l’aide d’un enfant du Morbihan pour la réalisation d’une sculpture dorée, une tortue. L’émotion a sans conteste partie liée avec le moi. Mais c’est un moi partagé et chargé de suspense. Pour parvenir à se degré de conscience, Fletcher a du se convertir à l’école des « Unlearners » (celles et ceux qui désapprennent et se déprennent de leurs connaissances académiques). «  ».Telle est la ressource même du voyage. C’est un mode indécis dont la pratique suppose un détachement continu des choses. De cette distanciation naît l’amour. Aussi vraie qu’elle épargne la confusion idolâtre du regard porté sur les choses. Et je vois Fletcher comme un grand amoureux des êtres, des paysages, de tout ce qui vit, de tout ce qui respire. Mais Fletcher n’est pas un contemplatif. N’est-il pas aujourd’hui la plus éclatante illustration de ce souci de rester éveillé, alerte, libre ? Il est tentant de voir à travers l’exemple de Fletcher le désir le plus affirmé d’innovation cher à l’Américain de tous les âges. Son oeuvre est un défi permanent à la coutume de tous les hommes. « All men are partially buried in the grave of custom, and of some we see only the crown of the head above the ground », déclarait Thoreau, en recourant à la métaphore la plus violente dont il avait le secret. Je pense que Fletcher s’y reconnaîtrait d’autant qu’il n’est pas un romantique. On ne trouvera, dans son oeuvre, ni la référence à un Shelley ni le souffle pathétique d’un Greenberg. Fletcher, ce me semble, est plus proche d’Emerson ou de Keats qui ont écrit des oeuvres presque aussi belles que le matin lui-même. C’est-à-dire sans intellectualisme et avec une proximité de vues qui les rapprocherait plus de la patiente qualité observatrice d’un entomologiste que de l’exaltation dithyrambique chère à l’aède révolté.

Qu’est-ce à dire ? Pour capter l’attention de ses découvreurs, Fletcher établit une rythmique. Soit un dispositif qui oscille entre des phases de concentrations et de relâchements. Il en va dans sa vie comme dans son oeuvre. Il en découle un flux d’énergie canalisée par des choix de sujets ou par l’utilisation de matériaux – souvent de récupération – qui dans la généalogie de son oeuvre sont à la fois antagonistes et coopératifs. On ne rencontrera ni action se déchargeant par saccades ou par spasmes ni crises intenses mais au contraire une énergie continue qui parcourt cette oeuvre et qui se déploie en une séquence ordonnée que le verbe anglais « to mind », très riche de sens, résumerait à lui seul. Pour conclure, je citerai fort à propos la définition de ce verbe que donne le pragmatiste John Dewey : « ‘Mind’ est originairement un verbe. Il se réfère à toutes les transactions au moyen desquelles nous traitons consciemment et expressément les situations dans lesquelles nous sommes placés (…) ‘To mind’ dénote une activité qui est intellectuelle, prendre bonne note d’un état de choses ; affective, comme prendre soin de et aimer, et volitive, pratique, dans le sens d’agir selon un plan  ». « Well, Who is Mister Harrell Fletcher « What does he do » ». A la double question que vous voudriez poser, je répondrais : « He minds, he only minds ».