Hervé Fischer expose à la Galerie parisienne ses œuvres des années 70 jusqu’au 22 avril 2012. Pourtant cette exposition n’est pas mue par le regard passéiste du peintre canadien et français né à Bourg la Reine en 1941 : La vie d’artiste, Pilules de la Pharmacie Fischer, « Art ! Avez-vous quelque chose à déclarer ? » sont l’œuvre d’un visionnaire, témoin de son temps.
Florence-Valérie Alonzo : « La galerie Parisienne expose votre travail, Hervé Fisher et plus particulièrement votre travail des années 1970 alors que vous avez une production récente, pourquoi ce choix ?
Hervé Fischer : Avec la galerie Parisienne, il s’agit tout d’abord d’une rencontre…La galerie manifeste un intérêt pour les années 70. Mais exposer les sérigraphies de « La vie d’artiste » relève d’ un choix. J’ai suivi ma pratique d’art sociologique jusqu’en 1983/1984 avec l’Evènement Où va la rue ? Adonde va la calle ? au Musée d’art moderne de Mexico. Puis, ne pouvant aller plus loin dans les événements-performances sociologiques, je me suis arrêté et je me suis passionné pour les arts numériques.
F.V.A : Ce retour n’est pas passéiste…votre œuvre est celle d’un visionnaire.
H.F : Ce retour n’est pas un bilan en effet… Je suis revenu à la peinture à la fin des années 90. Depuis j’ai développé mon travail artistique. Aujourd’hui je suis un peintre « primitif » du monde numérique. En 2010-2011 j’ai réalisé une exposition importante au Musée de Céret …Cette exposition correspondait à mon retour en France, ce pays que j’ai quitté au début des années 80. Aujourd’hui je reviens à Paris, dans ma ville d’origine. J’avais un loft sur le boulevard de Charonne. Je veux renouer ici avec mon travail du début.
F.V.A : Ce qui signifie que vous organiserez d’autres expositions en France ?
H.F : Oui. Mon exposition à la Galerie Parisienne montre plusieurs aspects de mes premières d’art sociologique. Dans celle-ci, j’ai choisi spécifiquement le thème de l’identité. Identité fiction et artistique, Bureau d’identité imaginaire et pilules pour la vie. Vous me dites que j’étais un « visionnaire », mais la question de l’identité était déjà au cœur de l’époque, avec la psychanalyse, le structuralisme, le marxisme d’Althusser, la déconstruction et l’arrivée conjointe des idéologies de la masse et de l’individualisme obsessif. N’oublions pas Mai 68 et l’imagination au pouvoir, qui ont fait de moi définitivement un gauchiste. Je me suis trouvé très en phase avec le mouvement situationniste. Les artistes de l’époque se revendiquaient de Mao, Marx, Freud, Lacan, même sans les avoir beaucoup lu, ni compris. C’est cette conjoncture qui est à l’origine de l’art sociologique. Il faut dire aussi que j’étais assistant en sociologie de l’art et de la communication à l’Université Paris V et que j’ai donc voulu inventer en retour de la théorie une pratique d’art sociologique. C’est dans ce bouillonnement intellectuel de l’époque que je suis entré dans le milieu artistique et ai rencontré la plupart des artistes importants de l’époque, en quête de mon propre travail.
F.V.A : Pierre Restany brossait votre portrait dans un récit à la première personne pour présenter La vie d’artiste en février 1973. Je cite : « La vie d’artiste, j’en avais rêvé en visitant les musées, en parcourant les livres d’art, fasciné par la liberté de ses créateurs. Ayant suivi des cours classiques de dessin et de peinture chez un artiste de ma banlieue parisienne natale, ayant à mon tour peint des paysages comme on me l’avait appris, puis pratiqué le dripping giclé et le dessin direct sur la toile avec des tubes de peinture, j’aspirais désormais à une initiation auprès des artistes de ma génération. »
H.F : Pierre a été l’un des plus grands critiques français et un ami très cher. Il a beaucoup écrit sur les nouveaux réalistes : Yves Klein, César… Mais il a aussi toujours soutenu l’art sociologique. « La vie d’artiste » retrace mon initiation au milieu artistique, à ses rituels, ses fébrilités, ses valeurs, ses défauts, ses mystifications. Cet album de dix sérigraphies est l’expression de mon entrée dans le milieu. Je l’expose donc à la Galerie Parisienne.
F.V.A. Pourquoi l’ « hygiène de l’art » ?
H.F. Armand appartenait à l’école de Nice. Je lui ai rendu visite plusieurs fois. Un jour, après m’avoir fait perdre une partie d’échec, il décida, comme le Roi Louis XIV, de prendre son bain socialement. Je le photographiais dans sa baignoire : un bon exemple d’hygiène de l’artiste ! De façon plus fondamentale, j’avais conscience des lieux communs de mon éducation artistique. Tout artiste est conduit à démystifier la pensée que l’on a sur l’art, à sortir des lieux communs pour créer. La culture est un filtre culturel. Monet disait qu’il rêvait de voir le monde avec les yeux de l’origine du monde, avec une perception pure de la lumière. Rêve impossible. Mais il est nécessaire de se libérer de l’académisme pour retrouver une « perception intégrale », pour retrouver une relation directe, critique donc créatrice avec le monde où l’on vit. L’hygiène de l’art, c’était donc pour moi un mouvement de libération par rapport à ma culture stéréotypée. C’est pour cette raison que j’ai déchiré mes peintures pour commencer à être un artiste. Par exemple, j’avais utilisé le dripping et le giclé, pour produire des peintures abstraites avec des tâches d’encre. J’ai donc décidé de me moquer de moi, et de « déchirer » tout ce travail « petit bourgeois ». La vie d’artiste exige un esprit libertaire, une débauche créatrice…. If you feel sensitive, make love, not art, annonce une autre de mes sérigraphies. L’arithmétique féminine, c’est aussi un des rituels que j’avais noté dans le milieu artistique. Et qui m’a plu !
F.V.A : Vos sérigraphies ne sont pas exemptes d’ironie…
H. F : Bien sûr. Cela fait partie fondamentalement de ma pratique artistique. Dans la sérigraphie représentant Alexandre, le coiffeur de la place Vendôme, mécène et collectionneur d’œuvres d’art – des Carzou, des Bernard Buffet -, qu’il exposait dans son salon de coiffure, je me moque : pourquoi ne pas shampooiner dans les galeries d’art ? Mais ce n’est pas la seule.
F.V.A : Et la présence de ce jaune. N’est-ce pas une couleur soudaine dans un univers dénonçant la légitimation de l’art ?
H.F : Peut-être. J’ai d’ailleurs repris cette ligne jaune en 1983 lors de l’évènement social imaginaire que j’ai organisé au musée d’art moderne de Mexico intitulé « La calle Adonde llega ? Où va la rue ? » Ce marquage au sol venant de la rue entrait dans le musée, escaladant les escaliers, courait sur le sol de marbre des salles jusqu’à l’autre côté du musée et ressortait dans une autre rue vers le musée d’anthropologie.
Le jaune exprime aussi mon ironie : c’est la couleur des lignes continues sur les routes. On les franchit, on vous siffle et vous payez le ticket. C’est la couleur de la signalisation imaginaire. Arrêtez l’artiste ! Comme vous pouvez le constater, mon travail est toujours accessible. Je n’emploie que des modes d’expressions ordinaires : signalisations, pilules, tampons caoutchouc, sifflet, télégramme, procès verbal. Je suis contre l’idée élitiste de l’avant-garde. La notion de progrès n’est pas intéressante en art. L’art est nécessairement tout à la fois archaïque et actuel, comme les mythes.
F.V.A : Qu’en est-il de votre seconde série de sérigraphie, l’album sur l’identité fiction ? Est-ce une réflexion sur l’ipséité ?
H.F : Après « la vie d’artiste », j’ai travaillé sur mon identité dans sa relation à la fiction. J’ai réalisé des agrandissements de ma carte d’identité française. J’y ai superposé des références visuelles à des homonymes. Le différentiel identitaire, c’est la première page de cet album. Fischer et C°, société anonyme.
F.V.A : Vous offrez au spectateur une déclinaison du « je est un autre » rimbaldien…L’autofiction n’est pas propre aux années 90 ?
H.F : Je fais référence à la célèbre formule de Rimbaud, mais aussi à celles de Ernst Fischer, de Karl Marx, d’Althusser, de Goldman, d’Alain Robbe-Grillet, de Roland Barthes… « on me pense », « l’individu est une illusion bourgeoise », « la société n’est pas faite d’individu mais de rapports sociaux »…Alors peut être que revient le sujet, non comme une illusion, mais comme une fiction. Le questionnement sociologique est la thématique centrale de mon travail…
F.V.A : et les numéros d’identité ?
H.F : Les numéros d’identité posent le problème de l’unicité. Le permis de conduire, la date de naissance, le numéro de sécurité sociale etc. La relation entre l’individu et la masse. Avoir une identité unique, spécifique est peut-être une fiction ou peut être pas. Un numéro, quelques numéros de fourmis dans la fourmilière. Ou beaucoup plus : une illusion, mais infiniment précieuse, unique, celle de notre existence même. On ne peut pas plus nier l’importance de l’individu que celle de la masse. Dans les deux cas, ce sont des représentations, des imaginaires socialement déterminés, mais très réels aussi. Avec la mythanalyse, je travaille depuis ces années 1970 sur les mythes actuels. Mais je crois aussi à la réalité de nos vies. Ce ne sont pas des simulacres !
J’ai créé alors le Bureau des identités imaginaires. J’en ai apporté pour cette exposition deux présentoirs de tampons caoutchouc que j’utilisais à l’époque. J’ai aussi consacré un livre à ce mouvement international qui usait dérisoirement de cet outil emblématique de l’institution sociale, de son autorité : Art et communication marginale, tampons d’artistes (Balland, 1974). Ma performance consistait à demander à quelqu’un qui il pensait être et qui il voudrait être. Je lui délivrais alors une carte d’identité fiction. Il s’agit de cette même relation de l’individu à la société. Elle est au cœur de l’art sociologique évidemment. Notre cosmogonie actuelle est structurée selon deux pôles : la mondialisation et le local, la masse et l’individuel, le global et le particulier, qui est de l’ordre de l’atome. Ce sont les deux pôles de notre conscience, que nous retrouvons aussi dans le débat politique actuel, entre le fédéral, les grands ensembles, et la recherche identitaire. Une vision qui peut se comparer avec la structure de la peinture impressionniste, mais qui est devenue plus actuelle encore que dans les années 1970.
F.V.A : Une « conscience impressionniste » ?
H.F : Oui. Lorsqu’on regarde un tableau impressionniste de près, on est face à un agrégat de petites touches de couleur pure, autonomes. On ne peut lire l’image globale. Sauf si l’on se recule. Notre conscience est comme cela. Tantôt nous sommes sujets au narcissisme, à des fantasme très intimistes … comme dans l’égotisme stendhalien… égoïsme…atome…peu importe le vocable choisi, que ce soit dans la conscience ou dans la matière. Tantôt nous sommes conscients de notre dépendance de la cosmogonie globale. Nous avons conscience qu’elle existe et nous détermine et que nous sommes une particule. La bipolarité de notre conscience actuelle n’a jamais été aussi forte. Elle apparaît comme une contradiction. Etre citoyen c’est composer avec la résurgence des identités locales et avec l’acceptation de l’identité mondiale. Ce que Lacan appelle « l’autre », la société. Lacan a beaucoup évolué par rapport à Freud : iI a introduit la dimension sociologique de la conscience et de l’inconscient au niveau du langage.
F.V.A : Et si nous parlons de thérapie, pourquoi la performance de la pharmacie ?
H.F. En effet, la performance de la Pharmacie Fischer & Cie exige que je porte une blouse blanche de pharmacien, qui permet l’échange intimiste. Je parle avec les gens et je vais chercher chez chaque personne ses anxiétés, ses problèmes, ses désirs, ses peurs, ses malheurs de l’âme, pour lui prescrire ces pilules de toutes sortes que j’ai préparées : pour changer le monde, pour changer d’A.D.N, pour se changer les idées, pour regarder la télé, pour penser, pour lire des poèmes, des pilules philosophiques, difficiles à avaler, pour être de gauche ou pour être président, etc. En 74 je prescrivais des pilules anticonceptuelles pour me moquer de l’art conceptuel. Aujourd’hui je prescris les pilules contre le facebook ou pour twitter.
F.V.A : Pour quelle raison avez-vous choisi ce panneau de douane ART – Avez-vous quelque chose à déclarer ?
H.F : Transformant la Galerie parisienne en Bureau de douane culturelle avec la participation complice de Sébastien Moinet-Bechar et d’Emmanuelle Chassard, les propriétaires, nous avons mis en première ligne ce panneau de douane culturelle dont j’avais recouvert tous les panneaux de sens unique ou d’interdiction de stationner de ce quartier de galeries pendant les mois d’été de 1974. Ce panneau de signalisation est aussi symbole de la diversité culturelle. Les uns n’ont rien à déclarer sur l’art actuel, les autres ont des opinions très contradictoires, pour ou contre. C’est la dimension sociologique de l’art…Doit-on avoir une approche globale ou intimiste de l’art ? Parler de sincérité et d’un sentiment universel du beau dans les jugements sur l’art ou de déterminants sociologiques ou ethnographiques et donc idéologiques.
F.V.A : Etes- vous un peintre ou un philosophe ?
H.F : je suis un artiste manuel obsédé par le langage visuel, passionné par le conceptuel avec une approche sociologique et philosophique. Ce qui est très ordinaire chez un artiste, quoiqu’on en ait dit. Chez Matisse, l’art est hypersensible, sensuel, mais aussi philosophique et conceptuel. « L’art est une chose mentale » disait Léonard de Vinci. L’idéologie romantique définissait l’artiste comme un émotif, quasiment un médium du monde onirique. Le surréalisme a repris cette mystification avec l’automatisme. Mais même les artistes romantiques ou surréalistes sont aussi des intellectuels, qui lisent et écrivent beaucoup. L’artiste est philosophe. Il construit une cosmogonie, une image du monde. N’est-ce pas aussi ce que fait le philosophe ? Mon cerveau comporte deux hémisphères. Je pense avec des images autant qu’avec des concepts. Les images m’interrogent souvent davantage que les mots, la pratique visuelle de l’artiste davantage que la lecture et autant que l’écriture. D’ailleurs le langage est fait de métaphores, de mots images. J’ai décidé de faire fi de cette pensée binaire, fausse et vieillotte. J’assume donc manifestement cette posture d’artiste philosophe et de philosophe artiste. Contre les lieux communs, j’en fais un manifeste de ma vie.
F.V.A : Le bleu, le blanc, le rouge. Seules couleurs dans vos sérigraphies ?
H.F : Bleu, blanc, rouge… L’art est lié depuis toujours à une légitimation du pouvoir, celle de l’Eglise, celle de l’Etat. Aujourd’hui celle de la République laïque. L’art a traditionnellement célébré Dieu, le Roi, le pape. L’art est toujours iconique, pour des raisons idéologiques autant que gestaltistes. Je crois, Florence, que nous avons fait le tour du jardin. Un grand merci pour votre attention.