« Porte de la Villette », la station du tram ne ressemble pas aux 18 autres qui ponctuent la ligne 3b. Elle marque l’arrêt devant la Cité des sciences et de l’industrie mais elle est aussi un nœud de communications. Elle assure les correspondances entre la ligne 7 du métro – la Courneuve Ivry/ Villejuif-, les lignes de bus 139, 150, 152 qui respectivement se dirigent vers Stade France/St Ouen, Pierrefitte/Stains, le Blanc Mesnil/Gonesse et la ligne 3b du tram : porte de Vincennes / porte de la chapelle. On est dans l’Est de Paris, les voyageurs qui transitent par cet arrêt vont ou viennent des banlieues, densément peuplées.
Une autre particularité de la station de la Villette, inaugurée dans le cadre de la commande publique en 2013, ses abris sont en béton tandis que tous les autres sont transparents ; le trafic en cet endroit explique cette exception. Conçus et réalisés par Anita Molinero, les abris sont installés sur le boulevard Mac Donald qui à cet endroit s’est scindé en deux branches, l’une réservée aux trams, l’une réservée aux bus. Sur les trottoirs de part et d’autre des rails du tram et au bord d’une voie de bus, les abris sont répartis en trois séries formées de trois modules dont deux sont horizontaux et le troisième vertical, un amer qui n’est formellement pas différent des premiers, seulement redressé.
Ainsi la station s’étire- t-elle, depuis l’avenue de Flandre, le long du boulevard Maréchaux ou Mac Donald sur plus d’une centaine de mètres. Aussi bien la longueur que l’inflexion de la ligne sont déjà dessinées par une longue barre d’habitation qui épouse le tracé curviligne du boulevard et ferme le Parc de la Villette ; cet arc de béton fait office de frontière entre le 19ème arrondissement et la banlieue qui s’étend au-delà, au-delà des Maréchaux, au-delà de l’autre frontière en granit que constituent les murs de soutènement de la voie ferrée du RER, en surplomb des voies du tram et des bus. Le RER, ici aérien, vient ajouter une ligne de trafic, flux visuels et sonores, à celles qui en contrebas battent le pavé. Par contre la muraille graniteuse aveugle et celle de béton en face, percée de fenêtres, forment les doubles parois d’une fosse où a été enkystée la station ; réalisant la prédictivité du non lieu défini par Marc Augé. Que faire ici, sinon passer ? La façade de la barre de béton est un dos ; rien n’y rentre ni n’en sort à part des techniciens et des contrôleurs travaillant dans le local RATP/tram et qui vont et viennent. Le mouvement de la vie est généré par les gens qui sortent par vagues de la bouche de métro et des voitures roulant à ciel ouvert, se dispersent, s’évanouissent. Mais il n’y a pas que du mouvement, il y a aussi des stases : ces moments où l’on se pose et expose ses gestes, ses habits, ses expressions, ses modes d’être et de ne pas être, toute une panoplie de pellicules humaines qui confère de l’épaisseur à ce quotidien qui passe, et passe plus lentement ici à l’arrêt.
A ceux-là et celles-là qui seul(e)s ou en groupe s’immobilisent et pour lesquel (le)s les abris courants remplissent leur office de protection, l’artiste Anita Molinero a souhaité construire une salle d’attente. Non un abri de verre transparent, traversé par les regards, sans dehors ni dedans, mais une cellule en béton, fermée sur les côtés, avec un toit solidaire de l’ensemble (contrairement aux panneaux de verre suspendus), ouverte sur le devant, seulement exposée aux regards des voisins les plus proches. L’abri inventé par l’artiste n’est pas un prototype valable pour tous les trams de villes françaises comme il est demandé de le faire aux designers, il a été forgé par les qualités et les non-qualités de l’endroit. Il a du non lieu la brutalité fonctionnelle et l’anonymat des abris de campagne posés au bord de la route, faits en béton pour durer malgré les intempéries, et au bord duquel vient se ranger un car les jours dits. Ceux qui les ont pratiqués savent combien ces habitacles sont austères, froids et sombres à l’intérieur. En fait à la porte de la villette les abris sont éclairés par la lumière du jour grâce à des vides rectangulaires ménagés dans les parois et obturés de verre dont la forme, la taille, l’accroche font penser à des tableaux. Discrets, rares, ils participent d’une volonté d’agrément auquel viennent s’ajouter un certain nombre d’éléments délibérément ornementaux. Maintenant du lieu ( après le non-lieu), l’abri a enregistré l’attente. Il accompagne l’écoulement du temps vide à l’intérieur duquel sont exposés les corps immobiles. Il leur offre des assises moulées dans la masse d’une banquette de béton ; et au regard et à la main il adresse des empreintes incrustées dans les murs. Empreintes de pas humains, de pattes d’oiseaux, de traces de pneus, autant de motifs ornementaux qui appartiennent au dehors, à la sphère publique. Ils seront peut-être l’amorce d’un récit ou l’émergence de pâles souvenirs d’histoires vécues ou de lectures. Blanc sur blanc les incrustations ne sont visibles que de ceux qui sur place attendent. Dehors /dedans la dualité est une caractéristique essentielle de ces abris tels que les a voulus l’artiste. Rien ne déroge au blanc qui uniformise l’envers et l’endroit, l’intérieur et l’extérieur – outre les luminaires, marguerites de phares de voiture noires et rouges-.
Les variantes sont minimales et se concentrent sur la pluralité des coupes et des lignes des abris, des plans et des arêtes, de l’inclinaison de murs, de l’oblicité des toits, de l’ouverture de l’angle des abris verticaux. A la géométrie, à l’économie des formes et des couleurs reviennent donc les principes qui ont gouverné les séries d’abris. Cette sévérité très inhabituelle chez cette artiste est tempérée par quelques éléments tels que le calepinage commun à la route, et au trottoir et qui, composé de 3 couleurs gris blanc bariolé, grimpe sur les abris. Les bandes les plus pimpantes sont faites de béton et de bris de verre coloré qui étincelle par temps ensoleillé. Entre les abris et pour canaliser les usagers vers le tram ou le bus, des barrières de tiges d’acier de courbure variée et d’une hauteur d’1m 50 environ transmet indéniablement la sensation d’une faible oscillation, rappelant celle de certains graminées.
La facture d’Anita Molinero ne se reconnaît pas ici, sinon à quelques détails près comme les luminaires. Ici elle travaille et conserve la géométrie qu’elle a déformée ailleurs, qu’elle n’a de cesse de torturer, trouer, de fondre, d’étirer dans ces œuvres exposées en galeries et musées mais aussi dans celles qu’elle a réalisées pour le Havre.
Comment expliquer ce changement ? Accident de parcours, conséquence d’un cahier des charges particulièrement contraignant ? Refus de produire un geste d’artiste mais au profit d’une attention portée aux gens et d’un accord avec le contexte, dit-elle.
Au Havre, invitée à la Biennale de 2008, Anita Molinero a dépenaillé des poubelles bleues et rouges de 300 litres qu’elles a enfermées dans des cabines téléphoniques neuves, transparentes, réalisées pour l’occasion. Sous l’effet du chalumeau son outil préféré, le plastique, a fondu s’est affaissé, étiré, fileté. Les containers ont perdu leur contenance au propre et au figuré. Ils ont pris des allures d’aliens, de figures non identifiables mais imputables au régime du monstrueux, allongées et adaptées aux dimensions de cabines téléphoniques dans lesquelles ils sont suspendus. Le bleu, le rouge, le noir habitent et flottent dans une grappe de cabines téléphoniques accolées les unes aux autres en étoiles ; ils ont pris possession des lieux, envahissent l’espace obstruent l’entrée de ces boîtes de verre avec lesquelles ils ne font plus qu’un. Etres insolites, leur multiplication accentuent encore l’inquiétante étrangeté de la tribu. On est dans l’ordre de manifestations plastiques et spectaculaires organisées dans l’espace public par une institution. Les fantômes seront enlevés avant d’être attaqués.