Adrian Schiess, Peinture, couleurs et réflexions

Le Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur propose une exposition de l’artiste suisse-allemand Adrian Schiess, jusqu’au 31/08/2014, ayant simplement pour titre : Peinture. Il s’agit d’une « exposition d’auteur », puisque l’artiste s’est chargé de faire les choix et de concevoir la scénographie afin de montrer « un processus à l’œuvre » sur plusieurs années.
 Occuper un lieu d’exposition ouvert comme celui du FRAC Marseille n’est pas chose facile. Il ne s’agit pas seulement de porter attention aux murs du lieu mais aussi de considérer l’espace conçu par l’architecte Kengo Kuma.

L’artiste est connu pour ses agencements de grands panneaux de bois ou d’aluminium disposés horizontalement sur des tasseaux les écartant légèrement du sol. Ces panneaux, dont certains sont monochromes et d’autres présentent de subtils dégradés, sont souvent très brillants. Les plus récents proposent des impressions numériques sur aluminium revêtues de laque irisée. Dans tous les cas ces panneaux, qu’ils soient au sol ou appuyés obliquement entre plancher et mur, reflètent l’espace et le bâti architectural du lieu dans lesquels ils sont donnés à voir. La scénographie parvient à donner à voir autrement tant les œuvres que le lieu. La spécificité de cette mise en scène vient de l’opposition assumée entre les quelques grandes toiles accrochées sur les murs et de multiples panneaux brillants disposés sur le sol. Par delà l’orientation du regard, cela demande au visiteur une appréhension esthétique différente lorsqu’il choisit de s’intéresser aux espaces limités rythmant les murs blancs du FRAC ou lorsqu’il se tourne vers les étendues des grands panneaux brillants créant au sol un monde de miroitements infinis.

Reflets du monde

Une œuvre panneau mise au sol existe par elle-même et aussi comme espace de réflexion pour quelque autre positionnée sur le mur. Les éclats lumineux venus des fenêtres arrivent progressivement et s’en vont brusquement. Chaque panneau nous fait son cinéma, c’est-à-dire qu’il cadre et renvoie vers le regardeur la lumière en mouvement. Un monde de lumières se glisse dans un autre ténébreux. Les œuvres au sol sont des outils pour voir et revoir le monde, l’environnement, la nature. Alors que dans les tableaux fixés aux murs, les espaces peints valent pour autant de temps différents — chacun d’entre eux contient une lumière spécifique, au sol les panneaux laqués, posés sur des tasseaux, juxtaposent des espaces instables, des mondes flottants et des temps mélangés. Tout ne se vaut pas, mais tout participe à l’absolu d’une œuvre globale, celle de l’artiste. La mise en place prévue pour l’exposition ne sépare ni ne mélange des créations réalisées entre 1989 et 2013 ; en les faisant se rejoindre, au sol, elle place ces multiples espaces-temps sur un plan d’égalité.

Le lien couleur

La peinture laquée est déposée sans trace sur une surface. Pour donner corps à ces peintures, la couleur n’a pas besoin de la marque du pinceau ; elle peut être industriellement déposée et même photographiquement créée. Pour continuer à développer la peinture au XXIe siècle, il ne s’agit pas de rester dans l’usage exclusif des matériaux traditionnels mais, par delà les outils techniques nouveaux il s’agit de trouver les moyens pour lutter tout à la fois contre l’illustratif, le narratif, l’intellectualisme. Le plaisir de créer, puis de contempler, vient ce qui constitue l’unité spécifique de la peinture : la couleur. Les œuvres de Adrian Schiess sont des appels aux regards pour une plongée dans l’espace et la couleur.

Les quelques grandes toiles accrochées aux murs à Marseille sont beaucoup plus travaillées en matière que les plaques. Pourtant on n’y distingue pas de touches, ou de gestes lyriques ; à aucun moment le moi de l’artiste ne cherche à se mettre en avant. Cette exposition de 2014 éclaire autrement certaines productions antérieures où l’on avait cru apercevoir la présence des gestes expressifs. Loin de vouloir y être, l’artiste ne jetait ses traces sur ses supports que pour mieux s’en détacher. Dans cette exposition, à la conception de laquelle, rappelons le, l’artiste a largement participé, celui-ci n’est plus là par la singularité de gestes ou de traces, il se manifeste autrement : il est le fil qui relie les fragments d’un tout. Sa présence irrigue la totalité des créations. La singularité de l’artiste ressort maintenant des multiples liens de parenté entre chaque pan de Peinture.

Présences matérielles

Alors que des œuvres antérieures gardaient la présence de matières picturales en épaisseur, donc jouaient de la présence d’ombres propres qui sont usuellement des indices de réalité , les créations sur plaques à la surface lisse refusent tout effet d’ombre interne. C’est la plaque elle-même qui devient réalité : posée sur des tasseaux qui l’en séparent, elle projette sur le sol des ombres. On est bien là en présence matérielle d’un objet artistique : d’une peinture sur… Les supports sont variés : une toile tendue sur châssis, des fragments de matériaux divers (non présentés ici), des panneaux de bois agglomérés, de PVC ou des constructions en sandwich d’aluminium. Ces présences très concrètes sont pourtant là pour favoriser le passage de fantômes lumineux susceptibles d’alimenter les fantasmes des regardeurs. Chez l’artiste suisse, les panneaux-tables (1) et les tableaux assument chacun à leur manière un caractère d’objet. Chaque objet, unique ou associé, est une présence vivante à laquelle les visiteurs se confrontent.

Reflets de la lumière incidente.

L’impureté, revendiquée par Adrian Schiess dans l’ensemble de ses pratiques, est aussi celle des reflets qui, en permanence, modifient les perceptions des surfaces des plaques. Il n’y a pas à proprement parler d’irisations puisqu’il n’y a pas de décomposition de la lumière selon les couleurs de l’arc-en-ciel mais il y a iridescence ou goniochromisme (dérivé du grec gonio signifiant angle et chroma : couleur). L’artiste joue et se joue des interférences lumineuses en fonction du positionnement. La dispersion de la lumière incidente produit de très nombreuses variations de couleurs à la surface de la peinture laquée. Dans cette exposition, l’éclairage choisi est majoritairement celui de la lumière du jour ; il devient donc faible lorsque le soleil se situe à l’opposé des fenêtres. Le cycle du jour et la météorologie quotidienne sont respectés. Loin de d’être un handicap le faible apport d’une lumière indirecte permet de mieux distinguer toutes les nuances des peintures.

Un spectateur actif

Le mouvement du corps du spectateur est nécessaire à l’expérience de l’œuvre. Dans cette exposition toute création vaut comme fragment, comme entité autonome et comme partie d’un tout. La vision d’un ensemble l’emporte sur la découverte successive d’échantillons, de spécimens, de prototypes, comme cela se passe habituellement – et qui reste présente devant les créations disposées les murs verticaux du FRAC à Marseille. La planéité parfaite des “Fläche Arbeiten” est un appel au regard, pas une demande d’arrêt contemplatif, mais plutôt une invitation au mouvement, une incitation à s’émanciper de l’espace de la peinture pour retourner vers le monde. Adrian Schiess donne à voir une peinture qui semble s’être faite toute seule, une œuvre dans laquelle la main du créateur semble s’être absentée. C’est ce qu’il formule. « Ce que j’ai essayé de faire avec les plaques, c’est juste montrer de la peinture. » Il s’agit bien d’un appel au plaisir du passant pour qu’il accepte de plonger son regard dans la peinture. « Le but est que celui qui regarde, celui qui passe dans l’exposition puisse avoir la sensation de sa propre activité. » Il faut donner aux visiteurs les possibilités d’une implication personnelle qui commence par une participation ambulatoire et se prolonge par une plongée dans le vide de l’œuvre et un oubli de soi dans la contemplation du temps qui passe. Le spectateur prolonge, par son regard, l’expérience du monde faite par l’artiste. Il fait l’expérience perceptive sensible de la lumière réfléchie dans des bains de couleurs. Chaque plaque assure un effet révélateur différent. Cela pourrait être rapproché de l’usage du révélateur en photographie argentique au moment du tirage et expliquer, peut être, le glissement d’Adrian Schiess vers l’emploi d’images photographiques comme fond de certaines de ces plaques. Depuis longtemps les artistes savent jouer de l’effet miroir pour favoriser chez le regardeur toutes sortes de questions et induire de multiples réflexions. Au bout d’un moment, le spectateur prend conscience combien ses observations sont multiples et pourtant uniques : en se déplaçant de 50 cm il ne verra plus la même chose. Bien que faite dans le même temps, l’expérience esthétique de la personne voisine s’avère sensiblement différente.

Impureté

Les supports sont des matériaux industriels sans noblesse. Cette impureté voulue appelle une transformation par l’intervention de l’artiste d’abord et du laqueur ensuite. L’harmonie de l’ensemble admet les imperfections des supports (accidents) comme des réalités mondaines reflétées (architecture, plantes, visiteurs).
La spécificité de cette installation au sol est le mélange d’œuvres plus ou moins anciennes, appartenant aussi bien aux institutions (musées, fracs, galeries) qu’à des collectionneurs privés. Le tout constituant ici momentanément un fragment étendu d’une œuvre unique ayant pour nom « Adrian Schiess, Peinture ». Cela met en évidence combien ces œuvres sont conçues pour produire de nouvelles expériences chaque fois qu’elles sont présentées, soit en raison du positionnement choisi, soit du fait des particularités architecturales des lieux d’exposition.

Peinture et photographie

La reproduction photographique de ces œuvres révèle une expérience singulière contextuelle. Cette mémorisation d’une réalité circonstancielle à laquelle se livrent de nombreux visiteurs se différencie de la prise de vue habituelle des peintures, surtout lorsqu’elle est réalisée par des professionnels. Habituellement on demande à ceux-ci de rendre compte le plus intemporellement possible de la création de l’artiste. Ils privilégient ainsi une reconnaissance absolue plutôt qu’une perception circonstancielle. Nombre de visiteurs vont au musée pour vérifier la conformité de leur perception sensible avec l’image installée dans leur mémoire visuelle à partir de clichés photographiques. Pour des œuvres comme les panneaux laqués d’Adrian Schiess, il est impossible de retrouver la réalité correspondant aux images reproduites dans les livres et ce même s’il s’agit de celles du catalogue de l’exposition en cours. Les photographies prises ne sont plus celles des œuvres mais celles des liens momentanés qu’entretiennent ces créations avec les lieux où elles ont été installées. Par delà la multiplication des images l’irreproductibilité des peintures reste réelle. Les images prises par les visiteurs comme par les professionnels comportent une part d’interprétation. Aussi Adrian Schiess livre-t-il pour l’impression du catalogue ses choix propres. (2)

Adrian Schiess, peintre du XXIe siècle, a renversé certaines propositions de ses prédécesseurs : il ne cherche plus à tirer la réalité visible vers l’abstrait, il se contente, avec art, de convoquer celle-ci dans les « images » abstraites qu’il produit.
Chez lui, pas de radicalisme, pas de néo-géo par adhésion à une chapelle, mais une attirance pour l’impureté, l’hétérogène, pour le maintien des pôles opposés à l’intérieur les pratiques artistiques concomitantes. Comme tente de le montrer ce texte, les installations donnent plus à réfléchir que les peintures plus traditionnelles.

1 Belle inversion étymologique : Le mot panneau vient de panel, pannel (latin panellus) qui désignait au moyen âge un morceau d‘étoffe, tandis que le terme tableau est issu de la forme diminutive de table, tabula en latin, planche et plus spécialement planche à écrire.
2 Adrian Schiess, Un discours sur la peinture, très banal, très traditionnel. Entretien avec Ulrich Loock, in catalogue de l’exposition FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur, Analogues, 2014, page 23.