Pour la première fois dans son pays d’origine, Alfredo Jaar présente certaines des oeuvres qu’il a réalisées pendant vingt-cinq années d’exil.
Alfredo Jaar, le temps d’une exposition, est de retour au Chili vingt-cinq ans après l’avoir quitté.
À la fin des années 70, il demandait aux Santiaguinos s’ils étaient heureux (Estudios sobre la Felicidad, 1979-1981), alors que le pays était dirigé par la junte militaire du général Pinochet. Jaar revient aujourd’hui au Chili confirmé par une renommée internationale dont peu d’artistes contemporains peuvent s’enorgueillir en présentant une exposition « généraliste » intitulé « JAAR SCL 2006 ».
S’il n’y a pas de nouvelle pièce pour l’occasion, Jaar propose cependant un clin d’oeil intéressant à l’une des oeuvres qui l’a fait connaître : « A logo for America, 1987 ». Ce travail visait une redéfinition du terme Amérique et la création d’un logo pour les Amériques, présenté sur l’écran géant de Times Square, à New York. À Santiago, à l’angle du Paseo Ahumada et de la rue New York, une rue piétonne très fréquentée du centre historique de la capitale, Jaar bénéficie d’un grand écran publicitaire pour présenter des photographies extraites d’un travail réalisé en 1981. De petits drapeaux plantés dans la terre chilienne divisent le pays dans sa courte largeur. De la cordillère à l’océan, cette installation intitulée « Chile, 1981, antes de partir » est à la fois un hommage à la terre de ses origines et un regard percutant sur la société chilienne divisée à l’époque et qui le reste aujourd’hui encore. À la manière de Joseph Beuys à Berlin, Jaar rend visible le mur qui se dresse depuis cet autre 11 septembre (1973) dans la vie des Chiliens. Aujourd’hui, quelques semaines après l’ensevelissement des cendres du défunt général, les passants se pressent dans la rue et bien peu sont ceux qui s’arrêtent pour regarder les images de Jaar. Pas plus qu’en 1979, lors des études sur le bonheur, l’art contemporain ne semble avoir pris l’habitude de descendre dans la rue. De plus l’oeuvre de Jaar est noyée par le flux d’annonces publicitaires présentées sur le même écran. Comme si le marché et le libéralisme poussés à outrance ne laissaient guère plus d’espace à l’expression artistique que l’époque militaire.
Pourtant la dénonciation établie par Jaar est encore actuelle : les récentes funérailles du général ont à nouveau démontré les divisions de la société chilienne qu’incarnent deux petits-fils de généraux. Celui de Pinochet s’étant distingué par un discours non autorisé devant le cercueil de son grand-père, celui de Prats (général assassiné par les hommes du dictateur) par un crachat sur le cercueil. En partant, Alfredo Jaar pensait laisser ces divisions derrière lui et espérait trouver à New York une liberté et des possibilités qu’il n’avait désormais plus à Santiago. Il souhaitait étudier l’architecture, mais le spectacle que lui offrait sa ville l’a poussé à s’en désintéresser. La frénésie avec laquelle les architectes construisaient « convertissait Santiago en la ville la plus moche d’Amérique latine » selon ses propres mots. Le cinéma aussi motivait le jeune Jaar. Mais l’école de cinéma du pays avait été fermée par la dictature militaire. Il ne restait plus que l’exil à Jaar qui souhaitait poursuivre ses « études sur la société ».
Son oeuvre emprunte à l’architecture cette capacité de mener à bien des projets de longue haleine et au cinéma une réflexion contemporaine profonde sur la puissance des images et tout ce qu’elles contiennent en latence. En vingt ans d’exil, Jaar a investi son talent en plusieurs endroits de la planète, poursuivant une réflexion autant sur le sort des plus démunis frappés d’injustice que sur le pouvoir et les limites de l’image. Ce qu’elle rend visible et ce qu’elle cache aussi.
Les installations présentées à Santiago du Chili, si elles ne sont pas nouvelles, prennent une dimension particulière dans le pays d’origine de l’artiste. « El silencio de Nduwayezu, 1997 » est une impressionnante installation basée sur le regard d’un enfant rencontré quelque instant au Rwanda, regard reproduit des milliers de fois sous forme de diapositives que le spectateur est invité à regarder à la loupe. « Sín título (Agua), 1990 » une série de photographies représentant une mer d’un bleu que viennent parfois casser une vague et une écume blanches. « El lamento de las imágenes, 2002 », un grand écran blanc où image rime avec disparition, vide et absence. Enfin les cellules illimitées et reproduites à l’infinie de « celda infinita, 2004 ». Des oeuvres qui résonnent fort dans un Chili qui essaie de se reconstruire après ce long traumatisme, des oeuvres qui impliquent une confrontation nécessaire avec le passé dans un pays qui cherche souvent à l’oublier. Histoire sans doute de recouvrer des bribes du bonheur qui s’est évanoui ce 11 septembre chilien.