Ali Cherri, Somniculus

Filmée dans les galeries désertes de cinq musées parisiens, la nouvelle vidéo d’Ali Cherri, Somniculus (« Sommeil léger ») questionne la tension entre les objets, leur contexte de représentation et notre régime d’historicité.

Veillé par l’écorché, à l’entrée de la Galerie d’Anatomie comparée du Muséum national d’histoire naturelle, Ali Cherri dort, allongé sur un banc. La photographie accueille le visiteur dans l’écho affaibli de la musique électronique de Mikaël Barre et des mesures de l’album Happy Together Filthy Forever de Scrambled Eggs. Un palier plus bas, sur la même image, une succession d’images d’yeux blessés. Ali Cherri dort, d’un sommeil léger, « porosité entre la quiétude et l’inquiétude, l’individuel et le collectif, le privé et le public, la clarté et l’obscur […] une revendication de sensibilité ou de réceptivité à des sensations internes et externes qui, pour un bref moment, échappent à l’omniprésence du moment. »

Musée du Quai Branly. Plan fixe sur le masque royal d’éléphant. Un visiteur, une lampe torche à la main. L’artiste, rodeur ou gardien nocturnes ? Éveilleur ou chamane peut-être ? Ses pas résonnent dans le musée déserté, martèlent le fond musical. Le faisceau de la lampe balaie les vitrines, pénètre leur transparence, s’y réfléchit, s’immobilise sur les yeux et la bouche de masques anthropomorphes et de statuettes magiques.

Musée de la Chasse et de la Nature. La pointe lumineuse allume la profondeur de l’œil d’un ours, s’y déplace comme une vision à contre champ. Musée du Louvre. L’écho des pas se répercute, solitaire, dans la file des sarcophages et des collections égyptiennes. Ali Cherri s’assoit sur la chaise d’un gardien et s’endort, la tête contre un pilier. Musée de l’Homme, un enchaînement de bustes phrénologiques, la caméra se fige successivement sur chacun d’eux.
Dans la succession discontinue de portraits photographiques, faces animales et humaines, masques funéraires et cérémoniels, statues magiques anthropomorphes, momies, des yeux brillent de leur artifice, en miroir de l’éclat de la lampe ou de notre regard ; d’autres s’ouvrent en trous noirs d’une potentialité de vision impénétrable et insondable ; d’autres, présents ou inexistants, sont dissimulés ou mutilés : l’artiste se couvre le visage de bandelettes, avant de découper une fente devant les orbites.

Adoptant le point de vue d’un spectateur invisible ou de celui qui tient la lampe, la caméra s’attache, en longs plans fixes, à l’état de torpeur, d’attente réceptive et de vigilance réduite entre le réveil des objets et le sommeil de l’artiste, explore l’entre deux de l’ombre et de la lumière, de la tension du vivant et du mort qui éclipse l’ubiquité du présent, « une vision nette les yeux fermés » (Italo Calvino, cité par Ali Cherri).

Frontière ténue, rendue transitoire par des poses ou des figures prophylactiques, entre la photographie et la vidéo, qu’entretient le son, imagé par l’aplat vertical du plateau d’une platine vinyle ; démarcation incertaine entre le mouvement, ce qui s’anime, et l’inerte, ce que l’archéologie et le contexte muséal ont figé pour un temps dans une représentation historicisée et que le sommeil léger peut éveiller ; revendication d’une réceptivité revivifiante qui prend acte de la perte et dénonce aussi bien les utopies et les idéaux coercitifs que les configurations, les proclamations et les appels actuels de destruction volontaire.

Dans cette vision poétique, les objets, étrangers et résistants muets, transcendent leur être-là patrimonial, leur contexte de conservation, la violence de leur représentation ; ils sont affranchis de leur charge de témoins historiographiques, déliés des récits identitaires et culturels, libérés des significations et des cohérences instituées comme des sciences qui les disent.
Face à face avec le spectateur, lui-même ensommeillé dans son régime d’historicité, ils en sollicitent et questionnent la vision et le regard ; hors de leur vitrine et de la transparence du signe, ils préludent à une autre fiction, à la dépossession, à la subrogation en un temps ni continu, ni homogène qui reste à élaborer ; ils instruisent une attente inachevée, consciente des chocs, des ruptures et des violences passées et présentes.