Ali Kazma, une cartographie de notre inhumaine condition

Aller voir l’exposition Souterrain de Ali Kazma, c’est s’approprier l’espace comme lieu de la mémoire et des possibles, s’engager à regarder le monde en sujet sensible et politique. Dans cette exposition, la scénographie des vidéos entre elles tisse des dialogues autour des gestes, des lieux et de leurs histoires. Chaque choix mérite une attention particulière. Lorsqu’on visite l’exposition aux côtés de l‘artiste et de la commissaire, on perçoit comment chaque pièce au-delà par exemple, d’être une admirable observation de l’homo faber est toujours aussi la mise en crise des espaces ou des sujets filmés. L’auteur est dans un rapport critique avec ses sujet

En filmant des savoirs faire ancestraux, des gestes scientifiques et techniques pour défier les conditions du vivant (Brain surgeon 2006, Anatomy 2013) ou des lieux plus politiques directement liés à l’histoire des régimes totalitaires, il constitue en fait une archive et une cartographie de notre inhumaine condition.

L’exposition par les réflexions des vidéos proposées et la scénographie qui l’accompagne nous invite à faire l’expérience de l’attention. Ali par le choix des lieux et des sujets incite à une attention au passé, à ce qui disparait, ce que nous détruisons, mais aussi attention plus largement à notre manière d’être au monde et nos capacités de résistance et d’invention.
Dans chacun des espaces proposés, espaces d’expositions des vidéos, et espaces géographiques filmés, il y a une approche qui privilégie le rapport au sensible, le retour aux choses mêmes, au passé. Ali s’intéresse aux faits et propose de redéployer le sensible et la mémoire des espaces physiques, psychologiques, artistiques. Pour lui, filmer c’est redonner vie à l’attention, en multipliant et redéployant les multiples couches de sens et de significations des sujets filmés.

Et lorsqu’il parle de son travail, Ali renvoie entre autres, à Simone Weil. L’attention n’est pas seulement une force de l’esprit, pour une action juste, elle est ce qui me permet une relation autre aux objets, une disponibilité. Cette disponibilité au monde, est présente avant tout dans la manière de travailler et de filmer d’Ali. Dans la solitude et la patience de ses tournages, Ali laisse advenir les espaces et objets autour de soi.
Cette exposition en s’arrêtant sur des lieux, des gestes, des mémoires, invite à une véritable réflexion, méditation sur notre monde industrialisé et déshumanisé, et plus largement sur toutes les formes de totalitarisme et de violence.

L’homme est au cœur du travail d’Ali Kazma même si paradoxalement les individus sont davantage présents par leur geste, leur absence ou leurs mémoires. Ali ne filme pas des sujets qui parlent, ce sont les lieux, les corps, qu’il éclaire et qui révèlent une autre perception, d’autres densités. Les spectres politiques, économiques, industriels resurgissent en pleine lumière dans un dialogue constant avec la puissance créatrice et poétique des corps et des espaces. Pour lui, filmer c’est avoir une loupe, révéler les différentes couches des espaces, des lieux. Il redonne la parole aux disparus et explore les formes de résistance face à ces disparitions. Que ce soit en filmant des gestes mécanisés avec toute la violence bureaucratique (Clerk, 2011), des gestes artisanaux relevant d’un art de la mémoire (Clock Master 2006, Tattoo 2012, Taxidermiste 2010) ou en filmant des espaces de mémoire, d’art et de culture avec la bibliothèque d’Alberto Manguel (House of letters, 2015).
Chaque lieu exploré, est un choix artistique et politique : les espaces sont minutieusement choisis. Il révèle l’impossible simplification d’un lieu. Il rappelle que prendre conscience de cette complexité du monde, c’est déjà une des meilleures manières de résister à toute forme de simplicité, porte ouverte à la propagande. Lorsqu’après avoir vu Nostalgie de la lumière du cinéaste Patricio Guzman, il décide de se rendre dans le désert d’Acatama, c’est Mine (2017) qu’il choisit de filmer. Comme l’indique le titre, Mine c’est certes un lieu géographique, une ancienne mine d’engrais fermée à la fin des années 40, lorsque après l’embargo pendant la seconde guerre mondiale, des ingénieurs allemands inventèrent d’autres matières de substitution. Mais surtout ce fut sous le régime de Pinochet un camp de concentration et d’internement, dans lequel artistes, architectes, hommes et femmes opposés au régime ont été emprisonnés, torturés, exécutés. Mine, c’est aussi Mine en anglais, le mien. Notre histoire, celle de notre humanité et de sa destruction.

L’exposition est en soi l’éloge de la mémoire et de la complexité, et c’est le rôle de l’art d’élargir le monde et nos perceptions, de nous faire vivre une expérience, tel que l’entendait Dewey. Ali s’intéresse d’abord aux faits, et comme un archéologue fait advenir les strates historiques, politiques, économiques, artistiques des espaces qu’il explore. A la manière du cinéaste P. Guzman et de son admirable film Le bouton de nacre, il reconnecte les espaces avec la mémoire et déploie les couches du sensible et des sens multiples. En outre, l’art et la culture sont au cœur du travail.

Et ce n’est évidemment pas un hasard, si la bibliothèque de Manguel est filmée, si Borgès est présent à travers une recherche approfondie sur l’histoire de l’édition et un livre d’artiste présenté dans une vitrine à la fin de l’exposition. En outre, la librairie qui toujours accompagne les expositions, met sur ses rayons les livres qui comptent pour l’artiste, on peut y voir parmi les compagnons. Robert Walser, Edgar Poe, Hannah Arendt, Marx, Borges, Manguel…
Cinq salles présentent un ensemble de films qui ont chacun leur autonomie mais qui sont savamment orchestrés. Des assises cylindriques permettent une rotation aisée du spectateur pour contempler les œuvres une à une ou ensemble. Un dialogue s’installe dans chaque salle, dans chaque espace.
L’exposition présente des vidéos, issues principalement de deux séries entamées il y a plusieurs années intitulées Résistance (2012- en cours) et Obstructions (2005- en cours). Chacune des pièces vidéos présentées dans l’expositions Souterrain au jeu de Paume propose une méditation sur les ruines de notre modernité et notre propre disparition.
La disparition tant sur le plan politique, économique, industriel ou scientifique est au cœur du travail. Chacune des pièces nous ouvre des espaces de réflexion sur la condition humaine et sa capacité à résister à toutes formes de violence, et d’oppression.

Dans la première salle, trois vidéos mettent en lumière le geste artistique à travers l’éloge de la main et des savoirs faire ancestraux. La figure de l’horloger, du calligraphe, ou d’un tatoueur allemand exerçant au Japon incitent à une réflexion sur les gestes et le travail dans leur dimension artistique et politique. Chaque corps est à la fois, le creuset d’une sensibilité artistique et historique, trop souvent mise à mal. La quatrième vidéo avec la figure kafkaïenne du clerc de notaire tamponnant à une vitesse vertigineuse et répétitive ses dossiers symbolise aussi tout notre rapport au temps et à la rationalisation. Dès la première salle avec les quatre pièces vidéos, on comprend que les résistances ce sont les formes d’art enfouies, oubliées et mises à mal dans l’ensemble des territoires explorés. La première salle nous fait aussi penser aux portraits du cinéaste Alain Cavalier, qui avait aussi fait un très bel éloge de la main, en répertoriant des métiers en voie de disparition. On pense aussi à l’admirable travail vidéo de François Daireaux qui lui aussi s’arrête sur les gestes, leur répétition et propose un regard à la fois poétique et critique de l’homo faber. Mais ici, si le regard de l’artiste est distancié, il est néanmoins toujours situé, et les spectres de la violence et des guerres, ne sont jamais très loin. Là, le japon et la seconde guerre mondiale, ailleurs la guerre froide, plus loin Pinochet…La violence est sans parole.

Chacune des œuvres présentées est une archive et une cartographie de l’être humain dans un territoire spécifique avec son histoire, ses violences, ses disparitions, son passé et sa mémoire. Chaque film nous invite à explorer tous les possibles d’un lieu, l’importance de la mémoire, du passé, son histoire. Deleuze, aimait à citer dans son abécédaire à la lettre R comme Résistance, le fait que l’art est la libération de la vie, de ce qui a été emprisonné. Et citant Malraux, dans un entretien avec Negri, il disait, « l’art c’est ce qui résiste : il résiste à la mort, à la servitude, à l’infamie, à la honte. »

Ici aussi dans chacune des cinq salles, se déploie l’exploration de territoires, dans lesquels chaque espace est le gardien de percepts et d’affects souterrains. Souterrain, titre éponyme de l’exposition est évidemment symbolique et engage un dialogue avec ce qui est enfoui, mais qui par l’art et la mémoire résiste.