Alix Marie, la photographie comme traversée visuelle et plasticienne

La démarche d’Alix Marie, avec ses dispositifs photo-sculpturaux, évoque souvent pour moi les réflexions que nous avons eues dans les années 1980 au sein de notre magazine, quand nous cherchions à définir une approche plasticienne de la photographie. Le terme « plasticien » renvoie à une puissance de formation, à quelque chose d’organique et de dynamique, qui s’oppose à la simple fonction de prise de vue statique. Cette approche place l’artistique et le photographique dans une perspective constructive, où l’un complète l’autre. Alix Marie, comme d’autres jeunes photographes de sa génération, se détache ainsi de la représentation pure du réel pour explorer les différentes facettes du corps et de sa transcription à travers le médium photographique.

L’acte photographique, dans ses multiples déclinaisons artistiques, interroge le médium comme un espace critique. Ce n’est ni un enregistrement pur ni une construction délibérée, mais un acte de prise de conscience d’un objet, d’un corps, d’une situation. Chaque œuvre photographique devient alors un lieu d’échange, où le corps est représenté non seulement comme une image, mais comme une expérience incarnée. La peau, loin d’être une frontière, devient un passage, un entre-deux, un espace où se mêlent l’extérieur et l’intérieur, le visible et l’invisible, le présent et l’absent.

Alix Marie établit un lien suggestif entre la peau de ses sujets et la « peau » de l’épreuve photographique, décrivant ces deux surfaces comme « insaisissables ». Cela suggère que l’espace visuel de l’image est soumis aux mêmes croisements et instabilités que les surfaces corporelles, qui sont perméables au regard. Dans cette perspective, le corps apparaît comme un faisceau mouvant de sensations, une notion qui résonne avec l’idée deleuzienne d’une « haptique de la vue ». Ses premières installations témoignent de cette approche, où la photographie dépasse la bidimensionnalité pour se libérer dans l’espace, transformant la pellicule en peau et l’image en sculpture.

La question se pose alors : qu’est-ce qui est photographique dans les sculptures et qu’est-ce qui est sculptural dans les photographies d’Alix Marie ? À partir d’éléments uniques, ses œuvres se fragmentent en perspectives multiples, se dédoublent et se multiplient avec une profusion presque biologique. Cela nous alerte sur la nature instable des corps, qui ne sont pas de simples objets, mais des zones où se concentrent diverses forces. Cette dynamique est au cœur de son travail, qui s’inscrit dans un dialogue entre le sculptural et le photographique, tout en répondant à la dématérialisation des pratiques photographiques contemporaines et à une certaine réinterprétation des démarches sculpturales.
ORLANdo, nom tiré du célèbre roman de Virginia Woolf sur un homme qui se transforme en femme, est une œuvre du début de sa carrière. Composée d’un monticule monumental de morceaux de papier d’images du corps de son petit ami de l’époque, elle fait fondre les genres, l’imbrication les rendant méconnaissables et fluides. Le détail des blow-ups dans la série Wax Photographs de 2014 témoigne aussi d’une certaine décontextualisation et fragmentation du corps et de sa représentation photographique perturbée et dérangeante.

Dans sa série Les Gaetiantes (2016), Alix Marie présente dix images issues de magazines pornographiques, imprimées sur des tissus suspendus en poly-satin, réalisées par la technique d’impression par sublimation. Pour découvrir ces images, il faut les toucher et les déplier, ce qui engage le spectateur dans une interaction physique avec l’œuvre. Cette approche tactile souligne l’idée que la photographie peut être vécue au-delà de la simple vision.

De même, la série Stretch illustre également cette dématérialisation du corps. Les photographies, imprimées sur du tissu Lycra, montrent comment le corps de l’amie et modèle de Marie se dématérialise. La collaboration entre la performeuse, danseuse et actrice et Marie remet en question la thématique récurrente de « l’artiste et son modèle », en adoptant des allures performatives et ludiques. Dans cette série, le modèle exécute diverses poses de yoga, critiquant les attitudes contemporaines liées au sport et au bien-être, tout en interrogeant les politiques corporelles actuelles.

Les photographies, épinglées et étirées jusqu’à leurs limites, entraînent une distorsion qui rappelle les images modifiées par ordinateur. Cette distorsion fait allusion à l’effort physique, à l’acte et à la sensation d’étirement des muscles, créant ainsi de nouvelles configurations dans le dispositif d’exposition. Chaque œuvre devient un espace d’expérimentation, où le corps est à la fois sujet et objet, acteur et spectateur.

Dans l’œuvre Styx, présentée en 2022 au Deichtorhallen de Hambourg, Alix Marie s’inspire du mythe du Styx pour explorer les divinités de l’eau et leurs manifestations contemporaines. Elle joue sur l’intersection entre le corps et sa représentation, tout en expérimentant les possibilités étendues de la photographie. L’installation immersive invite le visiteur à marcher à l’intérieur pour trouver son chemin jusqu’au centre. Suspendue au centre de la pièce, la divinité prend une forme humaine, incarnée par Nina Boukhrief, une collaboratrice de longue date de Marie. Agenouillée et nue, elle attire le regard du spectateur, tandis que sa voix résonne dans l’espace, réfléchissant sur des thèmes universels, tels que la mort, la lumière et la vie.

Ce projet, qui a vu le jour après la pandémie, évoque une forme labyrinthique et une translucidité qui renvoient à l’idée de traverser un espace, une matière. L’utilisation de tissus translucides et de rayons X permet de voir à travers le corps, renforçant l’idée de la perméabilité entre l’intérieur et l’extérieur. Styx a été commandé par Photoworks et la Ballarat International Foto Biennale en 2021, témoignant de l’importance croissante de l’œuvre d’Alix Marie sur la scène artistique contemporaine.

Enfin, un autre dispositif qui complète l’esthétique du travail photographique d’Alix Marie se trouve dans la conception de son livre d’artiste, intitulé Bleu. Ce livre se présente comme un dialogue entre la peau et la photographie, affirmant que « toutes deux surfaces, toutes deux fragiles, toutes deux remplies de secrets et de tabous ». À travers cette œuvre, Alix Marie continue d’explorer les interstices entre le corps, l’image et le médium photographique, invitant le spectateur à repenser sa relation avec ces éléments.

La démarche d’Alix Marie est une exploration complexe des relations entre le corps, la photographie et la sculpture. Son travail nous pousse à réfléchir sur la nature même de l’image et sur notre perception du réel, tout en nous engageant dans une expérience sensorielle et intellectuelle profonde.

Alix Marie est une artiste multimédia française née à Paris en 1989. Son travail transdisciplinaire englobe les médiums de la photographie, de la sculpture et de l’installation. Elle est diplômée du Central Saint Martins College de Londres en 2011 avec un bachelor en arts et a ensuite complété ses études avec un master en photographie au Royal College of Art de Londres. En 2017, elle remporte le Portfolio Review Award, est sélectionnée pour la 11e édition de Foam Talent Call et son premier livre d’artiste Bleu est publié chez Morel Books. Parmi les expositions importantes dans sa carrière, on peut citer : La Femme Fontaine, Roman Road, Londres (Solo, 2018) ; Reconstruction à grande échelle : Corps. Temps. Contexte, Foto Departament, Saint-Pétersbourg (2018) ; et ADYTA, Ratinger Tor, Düsseldorf (Solo, 2018), dans le cadre du Duesseldorf Photo Weekend 2018.
Marie a été nominée pour l’EMOP Arendt Award 2019 et son travail a été présenté dans l’exposition itinérante Bodyfiction dans le cadre du Mois européen de la photographie de cette année. En 2020, elle participe entre autres au Athens Photo Festival au Musée Benaki, auTIFF Festival, commissariat de Paulina Galenciak, Wroclaw, en Pologne et Corpo_reality, Kunstraum D 21 à Lepizig, en Allemagne. En 2021, elle a une exposition personnelle au National Centre For Photography à Ballarat, Australie sous le nom de Styx. Elle expose à Nude, au Fotografiska de Stockholm et Maybe in May à la Basilque de San Celso à Milan. En 2022, Styx est présentée au Deichtorhallen de Hambourg, elle réalise l’exposition personnelle Sorsi di Sale à la N contemporary gallery de Milan et elle participe à RAW, Rembrandthuis à Amsterdam. 
En 2023, elle participe à Spiritual Urgency, Stedelijk Museum Schiedam aux Pays-Bas et au Room Service de Photo St Germain à l’Hôtel La Louisiane à Paris.
Le site de Alix Marie