Une cinquantaine de tirages en moyen format. Celui qui a pris la photo, celui qui y entre et celui qui la regarde. L’accrochage des photographies engage le bonheur libre des temporalités photographiques de Denis Roche, « un instant de prise qui ne ressemble à rien d’autre, et à nulle part ».
L’exposition « dit et désigne […] la présence implicite de l’appareil photo », la lumière et les ombres, l’autoportrait comme une urgence temporelle, les reflets, la présence autobiographique du couple et du photographe qui déclenche à l’endroit où il se tient et retarde le déclic. Libre au visiteur de composer ses aller-retour dans le plaisir d’y aller voir de plus près.
En entrée, un extrait de Conversations avec le temps sur « la montée des circonstances » qui préside à « la rencontre du Temps et du Beau », l’avant de la prise et son après, ce moment particulier et inéluctable, le seul approprié au commentaire esthétique.
11 septembre 1987. La Fabrique, Paris. 2 contacts successifs, « C’était dans notre chambre à Paris, une fin de journée là aussi. Sur la première image, on voit l’ombre de mon index qui descend verticalement sur l’appareil et, sur la deuxième, qui est rigoureusement identique, mon doigt s’est avancé et appuie sur le déclencheur. » Sur l’image formée des deux contacts verticaux successifs, la lumière et les ombres équilibrent les formes géométriques de l’ouverture. Pas d’imprévu, plutôt une certaine préméditation aussi dans le jeu des têtes-bêches, cartes à jouer des portraits d’ombre (1er février 1983. Capri, Villa Jovis, Italie. 2 contacts successifs). Et l’ennui, le besoin de vadrouiller seul, le photographe fouille le cheminement de son ombre lovée dans les formes d’un mobilier de jardin (25 décembre 1989. Nice. 2 contacts successifs).
Lenteur et rapidité, moment voulu, convulsif, avec la complicité du hasard (18 juillet 1989. Clonmel, Irlande, Knocklofty House), les contacts successifs tracent une longue diagonale entre l’ombre noire du photographe, l’appareil en déclenchement retardé au bout du bras, et l’horizon de la prairie. Peu importe alors que, dans la succession sur la planche de contact, la conversation muette, la survenue et la conscience d’une troisième image, qui ne ressort pas directement de la maîtrise du photographe, soient liés par un même moment d’exception et d’irrationnel ou des moments distants dans le temps et l’espace (4 juin 1980. Rome / 10 juillet 1980. Paris). Les mots sur le tirage : « Un mois plus tard […] le hasard seul rapproche les formations et l’ombre portée de l’arbre me rend fou. »
L’inconscient a son heure que dicte parfois la mélancolie. Trinidad, face « au paysage inchangé de [son] enfance », le photographe cadre l’horizon qu’il ne veut pas perdre et déclenche une deuxième fois vers la chambre de l’hôtel, le lit où dort sa compagne. L’agencement de lignes et de densité entre les deux contacts s’arrange au désir (4 avril 1989. Trinidad, Farrel House, Chambre 3202, 2 contacts successifs).
Le photographe voyage où l’écrivain n’allait pas (« J’écris, donc je photographie »). Un deuxième texte affiché. Et pour le visiteur lecteur, un quatre-pages illustré de « la montée des circonstances » donne à lire une sélection de citations de La photographie est interminable.
21 juillet 1989. Waterville, Irlande, Butler Arms Hotel, Chambre 208, « […] j’ai vissé mon appareil photo sur son trépied et je l’ai installé face à la fenêtre […] avec mon deuxième appareil, j’ai cadré le dos du premier tout juste inscrit dans l’encadrement de la fenêtre ». Une photo simple et absolue. La « géométrie » de ce que Denis Roche prétend dire en photographie, dans un endroit où il n’y pas de photo à faire, un jeu d’encadrements où l’incidence sur le viseur brise la ligne d’un poteau dans une sorte « d’échappée », un abime de décalages du réel et de l’image.
Sous les photographies figurent seuls les marquages spatio-temporels de Denis Roche, la date (jour, mois, année), l’endroit (ville, nom de l’hôtel, numéro de la chambre), la lumière métaphore du temps – avec et sans majuscule – (Conversations avec la lumière), des fractions du temps et de l’endroit où le couple se tient, où le photographe et l’appareil prennent la photo, « révélation panique » du manque qu’ouvre la photographie, du temps perdu et de la course au temps à venir, « un leurre pour déranger la mort, un ex-voto en guise de salut au temps qui passe » (27 décembre 1990. Madurai, Inde).
En « comparse », agissant autant entre l’œil du photographe et le réel qu’à l’inverse, l’appareil partage l’esthétique de la photographie, qu’il soit présent (8 avril 1982. Marrakech, Jardins Majorelle) ou non dans l’image, mis en scène, vissé sur son trépied, posé sur le sol ou basculé (25 juin 1990. Belem, Portugal)…, en ombre ou en reflet (11 juillet 1994. San Alessio, Italie) ; en léger flou, ludique, l’objectif tourné vers l’horizon dans le jardin d’amis, une trouée de murs et de feuillage (1er juin 1979. Le Skeul, Belle-Ile. Hommage à Wittgenstein) ou braqué vers le spectateur, la lentille brisée, en séquence de trois prises successives sur un film déchiré (29 août 2007. Villiers. En collaboration avec Simon Roche).
En utilisant le déclencheur à retardement, le photographe fait une « entorse » à l’image fixe. Il entre dans l’image, y prend position, de dos, revient (27 mars 1981. Dendérah, Égypte). Entre angoisse et jubilation, ses aller-retour y incrustent mouvement et incertitude, pris qu’il est dans une sorte de « piège temporel » : « L’image […] était comme une paix du monde réel que j’allais essayer encore une fois de rejoindre, une eau paisible et lisse qu’il était indispensable d’aller troubler » (3 juillet 1975. Negombo, Sri Lanka, New Rest House).
Jusque dans la transformation de la réalité en abstraction, la photographie est autobiographique, le photographe s’y tient (27 décembre 1997. Saint-Tropez, deux contacts successifs). La prise de vue hésite entre le protocole temporel et le récit que le photographe fait de l’anecdote. En juillet 1971, à Pont-de-Monvert, une première photographie de Françoise, dans l’ombre, assise sur le muret de la terrasse qui domine le cimetière en contrebas. La photo est posée, comme un souvenir. En 1984, la pose est reprise. Recherche du cadrage initial, la mémoire s’ajuste au viseur. 1995, une nouvelle prise, préméditée, à l’appui des deux tirages précédents. Dans ces éclipses temporelles, ce n’est pas la personne qui change, mais le cimetière, double jeu entre la vie et la mort, « quelque chose à clore là-bas ». Septembre 2005, le couple retourne à Pont-de-Monvert. Dans la prise, Françoise change de position « et tout était dit ».
Avec les prises en reflet, fenêtre, miroir, pare-brise, l’image s’emplit, échappe à l’unique, au direct, flottant en un feuilleté entre le réel et le rêve (15 septembre 1986. Vienne, Autriche ; 16 mai 1995. Rome, Italie. Autoportrait).
L’accrochage, aéré, ouvert sur la respiration et le champ du photographe et du visiteur lecteur, restitue avec bonheur la conjonction de l’inconscient et du prémédité, du hasard et du délibéré dans l’acte photographique, « cet étrange inéluctable » de la succession des images lentes et rapides (18 juillet 1989. Clonmel, Irlande, Kocklofty Houses, deux contacts successifs).