La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

AMA, Nina Poppe de l’intérêt contemporain du livre en photographie

Du prototype d’un livre sélectionné et présenté au « Garage » à Arles en juillet 2011 à la version définitive publié par KEHRER pour « Paris Photo 2011 », est l’histoire d’un bel ouvrage, intelligent, documentaire et sensible.

Dans le village des Rencontres d’Arles, sur les cimaises éphémères d’un dynamique éditeur-libraire-ardent défenseur du livre photographique basé à Cologne, Markus Schaden, trône dans un petit cadre en bois blanc délavé, une petite fille habillée d’une robe à fleurs pop’ au regard fixe et intense. Elle est là, devant nous, le pied droit retourné et ses doigts-pieds pliés contre le sol, laissant voir l’intérieur (aux couleurs rouge, bleu et jaune assorti à la robe) de sa sandale en plastique bleu pastel. Cette petit fille est sans aucun doute une future AMA, mais à cet instant je ne ne le sais pas, encore.

Une jeune femme, me voyant fasciné par cette image, m’explique en anglais que cette photographie provient d’un reportage qu’elle a réalisé en 2009 sur un groupe de femmes japonaises, les AMA. Elle me raconte la fascinante histoire des Ama. Des dizaines de femmes vivent et travaillent ensemble, nues sur l’île de Hekura. Elles sont appelées « filles de la mer » (« ama » en japonais), sirènes ou pêcheuses d’awabi. Elles vivaient par petits groupes sur toute la côte Pacifique du Japon. Les dernières à exercer leur profession torse nu ont été immortalisées par deux photographes : Yoshiyuki Iwase (Japonais) et Fosco Maraini (Italien). Le mythe de ces sirènes nippones avive l’écoute, la curiosité et les fantasmes (la mer, la nudité, uniquement des femmes sur cette île).

Une blonde au pays des brunes, Nina Poppe part sur les traces du mythe et restitue une vision sociale et esthétique du pays actuel des Ama. Le livre d’artiste conçu par Nina Poppe témoigne, s’il fallait encore le démontrer, que les photographies sont également à voir dans les pages et que le livre peut constituer indéniablement une exposition à sa manière. Le parti-pris et la réflexion ne Nina Poppe reflètent bien l’état d’esprit d’un curator, mais « mis en pages  » et non en espace.

Ma curiosité attisée, je mène quelques recherches me permettant d’en savoir plus et de répondre à la question suivante : pourquoi des femmes ? Pour supporter 60 à 80 plongées de deux minutes par jour, dans une eau pas forcément très chaude, le corps des « ama » serait plus approprié que celui des hommes, notamment pour leurs capacités pulmonaires développées pour la plongée en apnée.

Nina Poppe, a « plongé » en 2009 vers les eaux des Ama et a ramené de magnifiques photographies des quelques Ama perpétuant, à plus de 80 ans pour certaines, la quête d’un coquillage appelé awabi, dont la forme évoque sans détour le sexe féminin. Si le japonais, Yoshiyuki Iwase, originaire du village de pêcheurs Onjuku, a magnifié les Ama dans l’après-guerre (en en faisant des « pin up » pour certains clichés), Nina Poppe se rapproche plus du travail anthropologique et photographique de l’italien Fosco Maraini. D’ailleurs, Fosco Maraini est présent dans son livre de manière très judicieuse et subtile, par des encarts bleu-marines en « papier bible » reproduisant la couverture du livre, quelques images et donnant quelques définitions (ama, awabi, amagoya, isogi, ama no isobue).
Je me rappelle que lors de notre discussion en juillet sous un soleil de plomb, Nina Poppe a sorti de son sac, « Die Insel der Fischer-mädchen », édition allemande publiée par Goverts, de « Ama, les femmes de la mer » de Fosco Maraini, vieil ouvrage datant de 1954. Là encore, je ne savais rien de cet homme, qui a été à la source du travail de cette jeune photographe allemande. Je me replongeais alors à la recherche d’informations. J’apprends que Fosco Maraini (1912-2004) fut l’un des rares ethnologues européens à avoir séjourné au Japon à la fin des années 30 et avoir écrit des textes de référence sur des aspects encore méconnus de ce pays. Excellent photographe, il s’est intéressé aux « Ama  » (海女) dont il a partagé le quotidien à Hekura-jima, en plein centre du Japon. Ces « femmes de la mer », traduction littérale des idéogrammes, sont des plongeuses en apnée vivant du produit de leur pêche et de la vente de perles précieuses. Elles continuent encore de nos jours à perpétuer cette tradition vieille de plus de 2000 ans, plongeant à des profondeurs atteignant souvent les 15 mètres.

La petite fille au noir regard bridé, vêtue d’une robe à fleurs est donc la descendante d’une AMA. Elle est, somme toute, comme toutes les petites filles du monde actuel. Ainsi, chaque image de Nina Poppe renvoie à des couches de significations historiques, symboliques, voire mythiques et pourtant elle ne donne à voir que le réel d’aujourd’hui de ces femmes plongeuses.

Dans le quartier de la Roquette à Arles, l’association intitulée « Le Garage » présente sur des tables les projets de livres photographiques sélectionnés pour l’été 2011. Et je découvre le prototype de Nina Poppe. Le bleu est le fil directeur du livre. Le reportage photographique est en couleurs. Il est dans des tons doux avec quelques notes de couleur vive, voire acidulée. Le bateau, la casemate, l’intérieur, le quartier, les femmes, les enfants, la mer, le bleu sont les sujets de la photographe. Et chaque image particulièrement bien construite inonde, de manière diffuse, implicite ou explicite, de significations. Dialectique subtile entre la pédagogie du document et l’esthétisme des photographies, AMA s’avère être un projet de livre photographique complet.

Il m’a fallu attendre novembre 2011 pour trouver sous la verrière lumineuse du Grand Palais, à « Paris Photo » la publication définitive. La couverture, au toucher doux et moelleux, représente, en pleine page, un bateau entrant au port. Il faut retourner l’ouvrage pour découvrir le dos blanc, matelassé comme de la gomme, avec quelques touches de bleu pour le titre, l’auteur avec leur traduction en idéogrammes et l’éditeur, Kehrer. Et entre le dos et la couverture, aucune reliure, les fichiers imprimés sont reliés par des fils et de la colle, faisant ainsi une trame blanche et bleue recouverte de résine transparente en guise de tranche. Du prototype vu en juillet, l’ouvrage conserve quelques idées, notamment le chemin de fer mais je découvre d’autres surprises éditoriales comme l’intégration déjà évoquée de l’histoire des ama par Fosco Mariani.

Le projet Ama témoigne de l’importance toujours aussi prégnante du livre en photographie et de son originalité, pour toutes les raisons que j’ai essayé de décrire ci-dessus, de la qualité artistique, du style documentaire, de l’intelligence didactique ainsi que du choix de la composition des images, des pistes de perspectives historiques et symboliques esquissées et évidement du talent de la photographe, pour mettre en mouvement tout ceci.