Dans ce livre, photographies et textes se répondent et créent une poésie visuelle. Marc Blanchet voue une attention bienveillante aux arbres et nous convie à regarder la nature. En lisant ses textes et en contemplant ses images, il m’a semblé évident de donner la parole à l’écrivain-photographe pour apprécier sa finesse, sa sensibilité envers les arbres, la forêt et des paysages qu’il a parcouru et avec lesquels il entre en relation.
Pauline Lisowski : Quelle approche photographique avez-vous développé pour ce livre ?
Marc Blanchet : Il n’y a pas en amont de démarche précise. Je crois sincèrement que mes photographies sont plus intelligentes que moi, et patientes pour trouver la forme dans laquelle elles pourront s’inscrire. Mes séries ont toujours accueilli des paysages ou des arbres. Le désir m’est venu de regrouper une série d’images photographiques inédites, réalisées dans le temps, croisées à une forme d’essai aux accents autobiographiques sur le paysage et l’acte photographique.
J’avais à l’esprit ce groupe britannique post-punk, And Also The Trees, dont le nom vient des paroles d’une de leurs chansons (« Green is the sea / And also the trees »). Ce vers (« And also the trees ») exprime bien ma démarche d’écrivain-photographe : le titre témoigne d’une sorte de logique sourde (« et aussi les arbres ») au moment même où le spectateur entre dans un ouvrage où textes et photographies se rejoignent.
J’ai souhaité que des matières d’arbres et de paysages puissent ici exister, dans la palpitation qui est la leur, avec des correspondances et des écarts, des amitiés et des effondrements. L’écriture dès lors se devait de cheminer parmi ces photographies, raconter la prise de vue comme un exercice en cours, une forme d’engagement physique proche de la danse. Elle devait penser l’acte photographique dans ses gestes et la photographie dans ses apparitions. Penser la photographie tout court.
Il y a une parole cachée dans nos actes, et nous sommes nous-mêmes l’élément d’une narration en cours, qui est la vie de chacun. Photographier se parle, pourrais-je dire. « Je découpe du paysage dans du paysage », dis-je également dans le livre. On pourrait objecter que l’acte photographique se fait en silence, et que ce même silence, ou un autre, habite les photographies.
Toutefois, nous ne cessons de parler devant des photographies. Matières à narration, je pense que celles-ci parlent dès leur apparition, leur saisie. Peut-être l’image photographique est-elle déjà en place lors de mes déplacements et m’attend. La photographie m’intéresse quand elle s’inscrit dans l’idée, sinon le vœu, d’une composition. Si sujet il y a, je vois très vite la possibilité de le circonscrire, de lui donner un cadre.
PL : Vos photographies sont prises en mouvement, souvent un flou en émane et une impression de picturalité également… Votre ouvrage est-il pensé comme un voyage à travers des paysages ?
MB : L’impression de picturalité est essentielle. Elle correspond à une vieille histoire entre la peinture et la photographie ; comment les « sujets » de l’une ont glissé dès le début dans la seconde – tout en admettant qu’il y avait là bien autre chose qui apparaissait, surgissait, prenait forme.
La matérialité des photos, l’égalité des détails, ces étranges vibrations, ce vivant tissé au papier ou au verre, se sont distingués rapidement de la notion même de sujet. Plus que le sujet, il y a cette histoire de cadre, qui en appelle, ou pas, à la composition, c’est-à-dire à l’idée, si difficile à démontrer, d’un équilibre qui fait l’image photographique. Tout cela en admettant qu’à l’intérieur de l’image photographique, la vibration dont je parlais se double d’incidents les plus variés. L’incident s’est à son tour inscrit dans l’écriture et a pris l’ampleur que l’on connaît.
Choisir le flou, le tremblement, la distorsion : oui, choisir. Faire en sorte que la photographie soit une matière et non une « preuve de la réalité ». Qu’elle devienne un élément du « réel », j’entends par cette distinction qu’elle dérobe à la réalité sa trame sans la rejoindre pour autant. Cette distinction est difficile à énoncer. Bien que je le fasse, je ne souhaite pas pour autant être le théoricien d’un tel geste, encore moins devenir l’exégète de mon travail…
Ma culture étant d’abord picturale, et de ce mot à pictorialisme il n’y a qu’un pas, j’ai laissé mes photographies exister dans ce jeu de perceptions, qui est un jeu de formes, et ce, jusqu’à ce qu’elles s’imposent et disent qui elles sont, comment elles souhaitent exister. Comme je pense, je ne suis pas le seul, que la réalité n’existe pas, pourquoi en rechercher la netteté, et ne pas en montrer, ou en dire, et le dire par l’image photographique, les soubresauts, les chutes, les indistinctions, les opacités ?
« La réalité n’existe pas » : je reviens sur l’expression. Nous sommes à la source de ce que nous percevons. Nous faisons chacun exister la réalité à notre manière. L’artiste, ici un photographe doublé d’un écrivain (et l’inverse), va dans le monde, qui peut être chez lui ou se tenir à sa fenêtre, et perçoit. Il accueille, saisit, prélève, débusque.
J’agis ainsi. Venu de la poésie, la débordant parfois par des proses « fantasmatiques », écrivant des essais ou des fictions jamais devenues romans, j’ai une pratique de l’écriture qui vient naviguer aux côtés de ces photographies, pas spécifiquement « en eaux troubles ». Là où un propos discursif vient accompagner, et, par le livre, « rythmer » les photographies, les photographies, elles, gardent leur autonomie. Avec des arbres comme des modèles, ou des sentinelles, et une pensée du paysage qui par la végétation, et parfois quelques « articulations » humaines, en poursuit la définition baudelairienne.
PL : De quelle manière, pour vous, la relation texte et photographie fait sens ?
MB : On pourrait avoir quelque inquiétude à voir le texte « expliquer » la photographie, comme s’il en recouvrait le sens, voire la liberté. Tout photographe vous dira combien un spectateur se fabrique son propre récit devant une photographie, une série ou une suite.
Après plusieurs regards d’écrivains sur mon travail, j’ai commencé à approcher mes photographies comme des fantômes auxquels je souhaitais joindre ma parole. Pas de voyages à raconter, d’épisodes précis de ma vie à confier, plutôt le besoin de tisser ma pensée à quelques éléments autobiographiques, jusqu’à des « secondes » (une suite de dix-sept portraits et un texte pour chacun en regard, le roman-photo 17 secondes, coédition L’Atelier contemporain / Immanence éditions).
Il s’agit d’une pratique, qui demande une sorte de vigilance redoublée pour l’invention totale d’un objet. Les photographies existent jusqu’à présent en amont. Je fais un choix. En cours, ce choix stimule l’écriture, donc une narration – peut-être en sommeil dans les photographies dès la prise de vue…
Cela prend du temps. Ou plutôt le temps fait partie de l’équation. Ce terme n’est pas de trop : tout entre dans un rapport, d’équilibre, de tension, voire de calcul pour que l’écriture vienne au travers des photographies et que ces dernières procèdent en aval du même mouvement. Avec le souci que chaque livre soit différent des autres.
Vous me demandiez précisément en quoi cette relation fait sens. Elle doit le faire dans le geste même de création, avant tout partage. Il s’agit d’éprouver la vérité, ou l’intensité, d’une relation. La notion d’objet dont je vous parlais s’avère essentielle. Utiliser ce mot n’est pas nouveau. Il n’en est pas moins juste. De plus, il y a une histoire de l’écriture et de la photographie, et surtout des écrivains-photographes.
Le passage d’un médium à un autre ne procède pas toujours de l’équilibre que j’ai énoncé. Il se fait dans un passage continu ; la chose s’impose d’elle-même. Il y a certes des ruminations, mais je crois que ce « sens » est dans le profond respect, ou l’évidence, de ce que je suis. On sait bien que photographier c’est écrire avec la lumière, même si, pour ma part, il s’agit aussi de le faire avec des ombres – souvent l’obscurité. Le sens est dans ce qui innerve la coexistence de deux médiums, dans la matérialité du livre puis, je l’espère, dans la rencontre du lecteur.
PL : Comment définissez-vous l’expérience du paysage de votre point de vue de photographe ?
MB : Il convient de vous dire sans égard mon amour de la nature. Pas sa vénération. Je considère les arbres comme des modèles amicaux, à même d’accepter que je saisisse leurs torsions, leurs élancements, leur mystère. M’intéresse leur manière de se tenir debout, d’être l’expression d’une verticalité, parfois échevelée, diffractée, entre fureur et repli. Le paysage est l’espace qui en régit beaucoup ; il s’étend autour d’eux ou les déserte. Il peut exister en leur absence (ce n’est pas le cas dans ce livre).
Le paysage est une immense matière, faite de narration, qui parle et tremble, parfois s’effondre. Même brûlé, il continue de palpiter. Le paysage est une forme indécidable. Il échappe à notre entendement, quoique nous cessions de le rejoindre, de vivre, de parler, ou de respirer, à travers lui. Il impose de sourdes constructions, qui nous inspirent. Il en impose d’autres, qui nous échappent totalement. Il est toujours en entier. Et déploie dans cette entièreté d’autres parts. À peine perçu, il se divise. Rencontré, il s’éloigne. J’ai un besoin incessant de lui, de le voir naître, disparaître, palpiter, me fuir.
Cette relation, j’en parle ici autant en l’absence qu’en présence de l’appareil photographique. La question pourrait être : moi, qui ai, je l’ai confié, un tel amour de la nature, est-ce que je photographie des paysages habitables ? Pas sûr. Ils sont épais et sombres comme des gravures. A contrario, ne dit-on pas d’un papier qu’il a une main ?
Il en est du paysage comme du monde extérieur : on va dedans, on le rejoint. Mais que rejoint-on ? Le paysage permet d’avancer. Il est aussi une avancée ; il vient vers nous, nous habite parfois. On parle de paysages élus. Peut-être nous élit-il en retour. En tout cas, si on peut le définir, on ne le résume jamais. Peut-être mes photographies, à défaut d’être habitables, montrent combien le paysage n’est pas résumable. Il invite toujours à de nouvelles relations. Je le découvre, découpe dedans, puis le laisse libre. Il est bien plus libre que moi, même saccagé.
PL : Les arbres sont ici sujets de photographies et de pensées. Quelle interaction entretenez-vous avec eux et de quelle manière participent-ils d’une réflexion sur notre lien avec la nature ?
MB : Qu’il s’agisse du portfolio La Nuit (Immanences éditions), des séries antérieures Fantôme, Récemment ou celles en cours d’exposition (3 + 3, notamment Entre temps l’ami est mort et Journal du val de Dagne, les tirages d’And Also The Trees y sont présentés) ou le projet Les Archives, Livre premier // Poussières, où que je regarde (où que nous regardions) des arbres sont là.
Vous utilisez le terme sujets. Je ne peux le récuser. Je l’éprouve comme la source d’une réflexion en lien avec la nature. Du moins, pas dans le sens où il y aurait en sous-texte (ce qui serait trop pour un écrivain-photographe) un propos sur la préservation ou l’état du monde actuel. Quoique… l’arbre a ceci de troublant, en dehors d’une pensée de la verticalité, c’est qu’il est de l’ordre de l’intemporalité. Et que moi je choisis de lui donner, par l’image photographique, de l’atemporalité.
Lui qui semble éternel, je choisis de le situer en marge du temps, ce qui m’apparaît comme une sorte d’absolu de l’acte créateur. Non dans un geste prométhéen, mais parce que créer, ici « avec des arbres », c’est bien, dans la force même d’une pensée abstraite, pas moins visible et sensible, donner à ce qui paraît immuable un flottement, un espace, une vibration, qui est le regard de l’homme sur l’existant, ce dont l’arbre fait partie, de ses racines à ses feuilles.
Dès que je photographie des arbres, je peux les penser. Il ne s’agit pas, à l’exception peut-être d’un saule « au repos », de penser chaque arbre dans And Also The Trees. Il importe de les penser ensemble, dans leur diversité. De dire, non sans mimétisme, qu’ils sont à notre image, même dans cet inhabitable dont je parlais, cette distance en tout cas.
Où sont-ils à présent ? J’ai un souvenir très vague, à part un ou deux que je côtoie encore, de l’endroit où je les ai pris. Quant aux paysages, ces paysages, soyons lucides : ils n’existent que dans ces photographies. Ils sont devenus la substance d’une pensée, qui passe d’abord par le regard puis se prononce dans un texte, puis revient à leur palpitation puis redevient pensées.
Néanmoins, vous me disiez « notre lien avec la nature ». Répondant en mon propre nom, je me dois d’être sincère. « Notre lien », je ne le connais pas. Mais mon lien a les vertus d’un feu (ce qui n’est pas sans danger à proximité d’arbres, ou de forêts, car il y a aussi dans ce livre, l’espace merveilleux et multiple des forêts.) Ce feu, je l’entretiens. Non par humanisme, mais parce que tout poème, tout écrit, tout livre, et par là-même toute photographie, sont des adresses, ou des formes d’adresse au monde. Autrement dit : « Je fus là, et voici ce que je perçus ». Les présences et les perceptions s’ajoutent les unes aux autres. Cela fait l’humanité, c’est-à-dire une histoire commune.
Pour ma part, je propose dans cet ouvrage d’écrivain-photographe des paysages et des arbres frappés de nuit et de distorsion, avec certaines clartés et quelques clairières. Tout comme j’écris en cet instant face à la verdeur d’un jardin d’où surgissent des roses aux teintes aussi diverses que des nuances de gris.