Qu’est-ce qui opère dans ce work in progress dont l’intitulé générique est Unnamed Tree ∞/∞ qu’a entrepris Angela Murr depuis une bonne décennie ?
Quel est cet arbre innommé, voire anonyme ?
Et quel est ce Souvenir perdu, Lost Rainbow, qui érige une portion de nappe informatique égaré sur un trottoir en arc-en-ciel perdu ?
Les très partiels indices qui semblent devoir être assemblés pour reconstituer l’homogénéité algorithmique des arborescences qui permettent à Angela Murr de générer les multiples images – photographies, impressions numériques, collages muraux, sculptures et installations – qu’elle donne à voir sont de l’ordre du fragment et engagent à en envisager l’unité de sa quête. Le redoublement du symbole de l’infini (∞/∞) qu’elle associe au titre générique Unnamed Tree ∞/∞ depuis qu’elle à engagé sa recherche invite à le comprendre.
L’intitulé de l’une de ses expositions résume d’ailleurs d’une manière particulièrement éloquente le projet d’Angela Murr : Zwischen mathematischer Kühle und subjektiver Spurensuche (Between Mathematical Coolness and a Subjective Search for Clues).
L’usage des algorithmes a d’abord relevé des mathématiques. Aujourd’hui, leur emploi s’est largement diversifié et ils jouent désormais aussi un rôle dans la génération d’images.
Si les prémices de la quête entreprise par Angela Murr sont à situer en 1996 le processus génératif à partir duquel procédera son œuvre semble clairement être décliné à partir de 2003, année où apparaît le titre générique Unnamed Tree ∞/∞.
Les références à la croissance arborescente et à l’entrelacement de divers réseaux deviennent alors récurrentes.
Marko Schacher, qu’Angela Murr cite dans la présentation de ses projets explicite cette référence comme suit : « In the shape of a tree structure extending from bottom to top, the project “unnamed tree ∞/∞“ shows the polymorphic ways of growth in nature and associates spatial infinity. The drawings of/on the room expanding in front of the visitor are generated by the computer in real time and are different every time. The pulsating veins might be a desperate attempt to achieve perfection. Nature knows nothing about rounding up decimals behind the comma – it adds up infinitely until a new entity is created. Every movement counts and alters. The work of Angela Murr is an attempt to visualise the constant changes in nature – but also the changes of humans and society – and to conserve them with the help of digital still images presented on the Internet or printed out on paper on site. »
Ainsi, Angela Murr crée une vidéo 3D qui introduit le regard sous la racine de l’arbre algorithmiquement généré pour dévoiler un point de vue qui serait celui d’un corps inhumé qui verrait la racine se déployer sur lui. Cette vidéo est une métaphore effrayante des réseaux numériques, en particulier des réseaux sociaux, dont les caractéristiques ubiquitaires font se côtoyer des réalités catastrophiques à divers degrés et qui défient ainsi, par leur différence de niveau et leur impermanence, nos capacités cognitives tout en amplifiant nos expériences. « Tout est nouveau et différent », dit à ce sujet Angela Murr, dans cette confrontation entre communication, image et réel où le vocabulaire prend aussi valeur métaphorique.
La formulation de la conception des projets d’Angela Murr le confirme : « The experiment to archive the process of the graphics of movement in individual still images digitally on the Internet or to capture them in real terms as a print-out, evokes the basic desire of man : to comprehend and visualise oneself within space, i.e. in one ́s individual process of life. It is an attempt to conserve the present and the non-tangible, which especially takes place using global communication activity on the Internet. “unnamed tree ∞/∞“ visualises a moment of transitoriness, a trace. The emphasis of the project lies in the process of creation, the daily self-organised execution of a code in the shape of an animated growing tree structure. Although “unnamed tree ∞/∞“ moves within borders it cannot be defined within them. »
Plutôt que d’apporter une résolution l’algorithme qui génère cette arborescence semble donc ne plus aboutir à une réponse puisque sa suite n’est ni finie ni non-ambiguë et que son développement devient aléatoire.
La question du cycle demeure donc ouverte et suggère la mise en image du concept de boucle, du concept d’itération, à l’exemple des algorithmes de dessins récursifs comme ceux que génèrent des fractales.
En 2012 apparaît en effet un nouvel intitulé pour une œuvre qui évoque directement la boucle mais aussi le rhizome : Lost Calla. Ce titre est aussi celui de l’exposition où cette œuvre est montrée. Il est repris est complété pour une réalisation toute récente intitulée Lost Calla du marais, sculpture d’acier qui déploie ses circonvolutions sur une hauteur de 2,30 m. et une longueur de 7,00 m.
Ce qui opère là encore est de l’ordre de la dissémination. Ce que crée Angela Murr semble ne jamais pouvoir atteindre son terme. C’est délibérément qu’elle livre des fragments de cet œuvre. Comme elle nous donnerait à voir les pièces d’un immense puzzle, une mosaïque dont chaque il est inutile de rechercher l’unité que pourtant le caractère fragmentaire de cette œuvre en suspens suppose par l’articulation de ses fragments.
Ce que nous donnent aussi à comprendre les œuvres d’Angela Murr, c’est que le monde est fragmentaire malgré l’axiome énoncé par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Rhizome, où le fragment n’est qu’une manifestation de l’état d’arborescence issue d’un même tronc.
Ses dernières créations évoquent encore Gilles Deleuze et Félix Guattari lorsqu’ils écrivent : « La plupart des méthodes modernes pour faire proliférer des séries ou pour faire croître une multiplicité valent parfaitement dans une direction par exemple linéaire, tandis qu’une unité de totalisation s’affirme d’autant plus dans une autre dimension, celle d’un cercle ou un cycle. »
Cet ensemble fragmentaire d’Angela Murr constitue donc, selon les termes empruntés à Umberto Eco, une « œuvre ouverte » qui se déploie selon une temporalité particulière qui est de l’ordre de la durée bergsonienne