Des premiers travaux présentés à la Fondation Cartier jusqu’à Terre de Départ et Excavations of the Future (1), à la galerie Laurence Bernard, chaque projet d’Angelika Markul construit un éther sensoriel spécifique, immergeant le visiteur dans un « milieu expérimental » sans début ni fin, traversé par un Dehors insituable : d’où peut-être ce sentiment, que l’on ressent devant ses installations, de basculer dans un espace-temps autre, où, par une liturgie inconnue, seraient convoquées jusqu’à nous les reliques futures de mondes perdus dès l’origine.
Explorant les profondeurs stellaires, terrestres ou sous-marines, ses films évoquent souvent une archive immémoriale de l’univers, comme une fiction qui se déploierait depuis l’inconscient de la science, non vers une généalogie linéaire, mais vers la géologie d’un temps spectral, en réserve dans ce que Timothy Morton nommerait l’« archi-lithique »(2). Ce temps que l’on pourrait dire fossile, comme l’on parle d’énergie fossile, n’est pas chronologiquement (plus) reculé, mais diachronique, perturbant, non seulement la causalité linéaire, mais aussi la distinction entre la nature et la culture, l’humain et le non-humain ; dans Dark Ecology, Timothy Morton, se fondant entre autre sur le fait que les bactéries auraient déjà possédées des gênes qui pouvaient activer une résistance aux antibiotiques, avance ainsi l’hypothèse qu’une relation aurait toujours-déjà été ouverte entre les formes de vies les plus simples et les substances présentes dans un écosystème, ou synthétisées plus tard par les humains (3).
Car de même que l’archi-écriture(4) suppose un élément inconnaissable qui fonde toute différenciation sémiotique, l’archi-lithique postule une relation élémentale à « quelque chose » qui a toujours été là, fondamentalement autre, comparable métaphoriquement à une vibration invisible connectant tout existant à un réseau sans centre ni bordure. Un des films les plus récents d’Angelika Markul, Yonaguni Area (5), montre un gigantesque archipel de roches sous-marines, dont les reliefs et les degrés semblent sculptés, comme des pyramides maya, rendant ainsi indécidable leur origine : s’agit-il des ruines d’une Atlantide engloutie, d’une œuvre de la nature, ou d’une Cité cyclopéenne extra-terrestre, issue de l’imagination d’un Lovecraft ? Nul ne saurait le dire, pas plus que l’on ne saurait expliquer l’apparente lévitation d’immenses blocs de pierre, les lumières fugitives qui traversent le champ, ou les couleurs irréelles des concrétions végétales et salines : seul demeure le mystère de l’opacité d’un réel, où comme dans les « fictions hors science »(6) dont parle Quentin Meillassoux, les constantes naturelles et les lois de la physique auraient cessé d’opérer.
À cette (ex)croissance d’un autre monde au sein du nôtre, répondent les cristallisations gigantesques de If the hours were already counted (7), découvertes par hasard, proliférant sous la surface, depuis la chute probable d’une météorite ; par la singularité d’un point d’impact se trouvent ainsi corrélés des espaces-temps profondèment dissymétriques : des images saisissantes montrent des hommes s’enfonçant vers les profondeurs de cette cathédrale de cristal, marchant sur ses arêtes, comme des voyageurs en transit dans une géode temporelle.
A ce décentrement de l’anthropocentrisme se greffe ainsi un nouveau paradigme : celui d’une écologie spectrale, qui constituerait le point de pivotement conceptuel et plastique des travaux d’Angelika Markul, et peut-être aussi son inquiétante étrangeté. Des scénographies silencieuses aux plans étonnamment calmes de Bambi à Tchernobyl (8), où l’on devine à peine l’horreur nucléaire, son travail possède une aura complexe, qui ne relève pas de la simple mélancolie, mais plutôt d’une forme de recueillement sans pesanteur, d’un interstice sensoriel oscillant entre la joie et l’effroi, où l’immémorial et l’hyper-présent seraient enchâssés symboliquement l’un dans l’autre, comme le sont physiquement les néons à ses sculptures, devenus ainsi les fétiches obscurs d’un chamanisme sans nature (9).
Car la noirceur désigne ici tout autre chose que l’absence de lumière : elle est l’aveuglement à partir duquel s’ouvre la Vision. Comme par une inversion du paradigme solaire vers la nuit qu’il contient, les formes sculptées par Angelika Markul, semblent capturer quelque chose d’une hétéromorphie primitive, invaginée dans la matrice indifférenciée des formes, avant qu’un regard et une conscience ne viennent en extraire les figures et les essences fixes. Retournant la peau du monde phénoménal vers sa nuit, vers sa face chtonienne, elles évoquent ainsi les métamorphoses d’une chair nucléale, où une nigredo (10) maintenue sans fin, aurait décomposé et recomposé toute chose : animal, végétal, minéral, jusqu’à en rendre la nature indistincte. Jusqu’à rendre la nature indistincte, indifférenciée de son double spectral, du négatif de son principe naturant ; à cet état indifférencié des objets répond alors celui, ductile, de la matière, ou plutôt d’une matière qu’Angelika Markul s’est appropriée jusqu’à la rendre soyeuse, luisante, organique : la cire, en effet, prend chez elle une dimension presque sacrée. Comme si s’offrait dans sa matérialité insaisissable le corps oint et transfiguré de la nuit, concréfié dans l’entre-deux d’un presque fluide qui ne serait pas non plus tout-à-fait solide : un mercure instable et mouvant, un milieu d’« inter-ferrance », (dé)portant inlassablement la forme de/vers l’informe ; et c’est peut-être en cela que l’effet de réel n’est jamais aussi fort dans le travail d’Angelika Markul que lorsqu’il oscille indistinctement entre le fantastique et l’investigation documentaire, épousant dans son mouvement de balancier, l’irraison (11) fondatrice de toute émergence de monde.
Si, pour reprendre les mots de David Lynch, « nous vivons à l’intérieur d’un rêve » (11), ne pourrions-nous pas alors imaginer que la lumière et l’obscurité puissent échanger sans fin leurs polarités ? Dans les travaux qu’elle expose à la galerie Laurence Bernard, apparaissent pour la première fois des œuvres blanches, ou plutôt blanchies, comme si elles retenaient encore un peu des cendres d’une nuit brûlée : l’albedo ne serait-elle ainsi que l’autre face de la nigredo, la peau du monde retournée dans l’autre sens, transmutée ? Car ce serait peut-être au fond, au-delà de toute dimension biographique, vers une origine manquante ou vers le (re)commencement spectral d’un adamisme inversé, que tendrait Excavations of the Future : est-ce un hasard alors si deux visages nous regardent en silence, un homme et une femme, comme des idoles soudain exposées au jour, depuis les ruines d’un Eden futur ? De nouveaux hôtes très anciens des cités sans nom, cheminant dans l’archi-lithique, vers la destination sans adresse des aubes fantômes.
(1) Ma nature, Fondation Cartier, Paris, 2005 ; Terre de Départ, Palais de Tokyo, Paris, février-mai 2014 ; Excavations of the Future, Exposition personnelle, Galerie Laurence Bernard, Genève, septembre-novembre 2016.
(2) Timothy Morton, Dark Ecology, Columbia University Press, New York, 2016, pp.77-84 : en anglais « arche-lithic » que nous traduisons ici par « archi-lithique ».
(3) Op.cit., p. 83.
(4) Jacques Derrida, De la Grammatologie, Minuit, Paris,1967, passim.
(5) Angelika Markul, Yonaguni Area, 2016, installation vidéo
(6) Quentin Meillassoux, Métaphysique et fiction des mondes hors-science, Aux forges de vulcain, Paris, 2013.
(7) Angelika Markul, If The Hours were Already Counted, 2016.
(8) Angelika Markul, Bambi à Tchernobyl, 2014
(9) Au sens où Timothy Morton parle d’ « écologie sans nature ».
(10) Le terme nigredo désigne en alchimie la première phase du Grand Oeuvre
(11) Quentin Meillassoux, Après la finitude, Seuil, 2006
(12) David Lynch, Twin Peaks, Fire Walk with Me, 1992 : « it’s a dream, we live inside a dream ! »