Née à Montréal, de parents français, arrivée en France à l’âge de 8 ans, Anne Brenner est diplômée des Beaux-arts de Paris et d’une licence d’arts plastiques à la Sorbonne Saint-Charles, aimant associer cours théoriques et pratiques. Intéressée par les récits des premiers explorateurs et naturalistes, elle lit Darwin, L’origine des espèces, ainsi que Lévi-Strauss, à la bibliothèque du Musée de l’homme : elle veut savoir « quelle est la part de l’inné et celle du culturel dans le cerveau humain ». Prenant l’animal comme mesure-étalon de l’instinct, elle-même représentant la pensée humaine, elle commence à travailler dans les zoos parisiens, fait des relevés d’empreintes d’animaux marchant sur ses toiles : elle capte l’instinct naturel de l’animal. Cela lui vaut, jeune, une première médiatisation.
La bourse Léonard de Vinci du ministère des Affaires étrangères lui permet de rester un an et demi en Afrique, pour obtenir des empreintes d’animaux sauvages. Elle monte des campements en brousse, en Côte d’Ivoire, elle apprend à pister. Alliant des préoccupations scientifiques et l’engagement physique par la découverte sur le terrain, Anne est inspirée par le Land art et l’Arte povera : terre et cendre marquent les empreintes des éléphants, hippopotames et rhinocéros qui viennent naturellement sur ses toiles. Anecdote ou pas, influencée par Christo, elle commence par poser ses toiles autour d’un grand lac, mais les rhinos en colère ne tolèrent pas et détruisent l’installation… les animistes qui l’entourent, considérant son travail dangereux, offrent des sacrifices pour obtenir des résultats : elle devient, « très superstitieuse »… Avec son guide elle évite les braconniers menaçants, et met au point ce qu’elle considère comme des « prélèvements de paysage », mélange d’exploration et d’art, voyage en pirogue ou en pick-up avec son chimpanzé sur le dos, apprend à connaître la pensée des animaux, s’ils sont inquiets, s’ils ont faim, car, « en Côte d’Ivoire, on les voit assez rarement ».
Afin de faire un reportage TV sur son travail, l’équipe d’Ushuaïa invite Anne au Kenya : mais, contrairement à toute attente, grande est sa déception, du fait de la pléthore d’animaux et de l’absence d’implication personnelle : dans ce pays « c’est que de l’image ! » Pas de compréhension à avoir, regarder n’est pas le principal. Car, pour elle, pister est un art et la raison d’être de sa création. Conscience et territoire : avec les animaux elle aime le terrain. « Être sur ses gardes », dit-elle, déchiffrer les signaux, les déjections, les derniers passages. « Cela donne une conscience incroyable, une conscience aigüe du moment, tous les sens sont en alerte, l’audition, la vue, quand tu as un danger potentiel, tu es pleinement dans ton environnement et c’est crucial parce que ma vie en dépend ! »
Elle rapporte ses toiles à Paris et participe à l’expo L’empreinte de Georges Didi-Huberman au Centre Pompidou. Elle repart un an près de Tanger pour faire des empreintes d’océan : les embruns altèrent ses toiles peintes aux couleurs de la mer. Et son projet suivant avec l’ethnologue Serge Bahuchet, chez les pygmées, tourne court pour des raisons personnelles. Elle se résigne à ne plus voyager, décide de rester à Paris et de se mettre à peindre. Car tel est son projet depuis sa première jeunesse : produire une peinture figurative.
Elle peint de jeunes modèles. Et aussi des fleurs, expose même des bocaux de fleurs dans le formol, des empreintes de fleurs sur plastique, des photos de fleurs au crépuscule, des fleurs géantes, expose chez Claire Gastaud à Clermont-Ferrand. Longues années difficiles, car la peinture n’est plus en vogue…
En 2016, le monde animal revient à la surface, mais très différemment. Elle pose des caméras infrarouges dans la nature, au Canada, en Australie, dans les Abruzzes. Elle retrouve le pistage, des ours et des loups. Il en résulte des milliers de photos et vidéos. Elle retravaille ses photos avec un système de transfert, puis de peinture à l’atelier.
Nous voici en 2023 : elle reprend le travail avec « les jeunes modèles mélangés à la nature ». Dichotomie entre conscience de soi intime et environnement de la société, ses modèles ont une quinzaine d’années, alors que l’on n’est « pas encore très défini, dit-elle, pas encore très impacté par l’environnement culturel, où tout est possible ». « Pour moi c’est une confusion de genre, qui illustre bien ce schisme intérieur entre conscience de soi intime et les attentes de la société ».
Cette confusion humain – nature est plutôt fusion : toujours les mêmes préoccupations. Centrées sur les Animal studies qu’elle a beaucoup lues et pratiquées en posant ses caméras, sur la nouvelle conscience écologique qui s’est instaurée depuis deux décennies, et selon laquelle « tout est mêlé ». Elle lit Les diplomates de Baptiste Morizot, Habiter la terre de Bruno Latour, Par-delà nature et culture, La composition des mondes, La nature domestique de Philippe Descola, cette fusion entre tout ce qui est de l’ordre du vivant. La prégnance, qui prévaut depuis les grecs, de séparation entre l’humain et la nature, de l’humain sur le reste n’a plus lieu d’être.
Se retrouvent les questions du féminisme et du colonialisme : il n’y a pas de supériorité d’une race sur une autre, ou d’un vivant ou d’un genre sur un autre. « C’est une fusion, ajoute-t-elle, il faut arriver à accorder tous les domaines ».
Cette nouvelle conception de l’ensemble du vivant et du territoire s’exprime dans la série des jeunes en rapport avec la nature fusionnée. « Cela rejoint mon travail avec les animaux à cause de mes lectures et à cause de mon implication physique dans un territoire, tout ça se rejoint finalement conceptuellement, même si, visuellement c’est très différent, le sujet n’est pas le même ».
Empreintes et corps
Pour ne pas fatiguer ses modèles, elle travaille à partir de ses propres photos, des bouts de corps, de bras, de jambes, et des chemises à fleurs qu’elle regarde comme des éléments de la nature. Partant de l’image, elle fait un croquis, passe sur Photoshop, essaie des fusions d’images : les peintures, aux titres souvent anglais, car elle vend plus à l’étranger qu’en France, suivent magistralement.
Elle joue beaucoup avec la couleur et sur le phénomène d’apparition-disparition : mélanges entre le motif et le corps, comme s’ils étaient confondus, interpénétration d’éléments différents, entre « la peinture maitrisée et les accidents maitrisés », et même quelques coulures de-ci de-là.
« Au final, c’est du même ordre, ajoute-t-elle. Évidemment, puisque je suis une ! » Les deux grands thèmes l’animal et l’humain, traités visuellement d’une manière différente, sont liés. Néanmoins, elle les traite successivement : la série des jeunes commencée en 2005, arrêtée en 2016 pour reprendre les animaux et reprise en 2023. On le sent, et elle l’affirme spontanément, elle préfère de loin peindre les humains plutôt que les animaux. N’oublions pas qu’elle a été professeure de modèle vivant, « je connais très bien le corps humain », dit-elle.
L’artiste exalte ses sens dans leur plénitude, la peau de ses modèles lui transmet ses signaux lumineux, corpusculaires et ondulatoires, au même titre que les animaux qu’elle n’a pas vus. La caméra infrarouge aura pu restreindre le spectre, les informations recueillies feront l’objet d’une amplification par le biais de la rétine et, in fine via la palette sur la toile devenue réexpansion du corps jusqu’à son accomplissement.
Quand on lui demande comment elle voit l’avenir des relations de l’humain à son environnement, elle rit : « Pour l’instant, ce qui me plait c’est de foncer dans ma peinture et de ne pas trop réfléchir… » Et pensant, sans doute, apporter une réponse par son travail, elle ajoute : « Dès que je réfléchis trop sur ma peinture, ça me paralyse ! ».
Empreintes pourchassées, contraintes délaissées, lacis enlacés, faces enchâssées et traces démêlées, les œuvres d’Anne Brenner, nous ouvrent un monde enchanté d’égalité et de parité, aux règnes eux-mêmes oubliés, pour la plus grande joie d’un univers de rêves. Ou d’un humain universel.
Anne Brenner : prochaine exposition, centrée sur sa longue série des jeunes de 2007 à 2024. La Lune en Parachute, espace d’art contemporain, Épinal, 28 février–19 avril 2025
Anne Brenner vit et travaille à Paris.
Elle est diplômée de l’École des Beaux-Arts de Paris et titulaire d’une licence en Arts Plastiques, Panthéon-Sorbonne.
Pluridisciplinaire, elle explore l’écosystème du vivant à travers la peinture et la photographie.
Elle pose des caméras infrarouges pour obtenir des photos nocturnes des ours et des loups dans leur milieu naturel.
Anne Brenner travaille aussi sur la représentation humaine à travers l’image de jeunes modèles. Elle questionne ici les notions de ressenti entre l’identité intérieure et l’identité sociale.
Anne Brenner a notamment exposé en France au Centre Georges Pompidou, à la Cité des Sciences et des Arts de La Villette et à la Royal Academy of Arts de Londres.
Elle a participé à des résidences au Québec, Canada, à Kangaroo Island en Australie et dans les Abruzzes en Italie.
Ses œuvres sont présentes dans de nombreuses collections en France, en Allemagne et aux États-Unis.
Laisser un commentaire