Antoine Petitprez ou le sismographe du vivant

Lorsqu’un photographe considère que « la photographie n’est que du temps », il n’est pas, sans d’une part, avoir réfléchi à cet écart qui existe entre le vu et l’advenu, et sans d’autre part, avoir fait l’expérience de cet « entre » qui pourrait définir un des points sensibles qui caractérise l’acte même de photographier. Antoine Petitprez est ce photographe-là.

Depuis déjà plus de vingt ans, il s’obstine, à choisir, élire, prélever, cadrer, Espaces désertiques (série 1995-1998), végétaux ou plutôt Conifères (2002), Animaux (2008) dont déjà la plus connue de ses séries : Poules (2002) et celle aujourd’hui des vaches sont rassemblées dans l’exposition « Familiarités » que présente cet automne la Galerie Paul Frèches à Paris, mais aussi mannequins de couture, Mannequins (1998) et mêmes éclipses – ou du moins celles qu’ils recréent facticement dans ses théâtres miniatures – bref, toute une gamme de sujets apparemment hétéroclites et pourtant qui font sens tant il est vrai qu’à chaque série, le photographe s’astreint à nous montrer ce qui émane de ces sujets qui nous touchent par la force même du temps qui s’est fossilisé dans chacun et que le travail photographique à la chambre arrive à faire vibrer dans leur matérialité-même.

Proche en cela de l’archéologue qui s’évertue à creuser, fouiller extraire ces pans du passé qui nous disent en fait le présent, Antoine Petitprez est aussi ce sysmographe-détecteur, cette fois-ci, de la présence qui se révèle dans ces surfaces lumineuses de matière végétale ou animale. Évacuant toute anecdote de ces sujets qui pourraient en être la cible, le photographe attentif, presque méditatif, arrive à transfigurer le presque familier en étrange universel.
Ainsi ces poules endormies dans un corps enroulé sur lui-même ne peuvent-elles pas apparaître comme de surprenantes perruques aux cheveux roux ? tandis que les bustes de mannequins ne s’animent-ils pas sous la modulation argentée d’une lumière irradiante ? Comme s’il s’épuisait à conquérir le mouvement interne d’une matière au repos ou parfois même inanimée, le photographe extrait du réel ce qui anime au plus profond la peau des choses et des êtres.
Comment en effet ne pas sentir la vie des écorces de ces conifères, dont les racines invisibles amènent le regard à reconnaître en eux des totems végétaux garants du temps qui passe. Comment ne pas avoir envie de toucher ces bustes de toile tant les courbes féminines du corps semblent animer ces modèles pour artistes stylistes mais aussi peintres. Mais pas si sûr, car la perception peut être aussi trompée par les volumes virtuels tantôt en creux, tantôt en ronde-bosse au détour d’un angle de vue qui privilégiera le plein ou le vide.

Dans tous les cas, s’agit-il d’une prise ou plus justement d’une emprise du regard offerte au spectateur dans la vibration d’un entre-deux où se joue subtilement le vrai et le faux, le vivant et l’inanimé, le réel ou son irrémédiable effet de réel photographique.

En cela, il n’est pas sans se rapprocher d’un autre grand photographe auquel on ne peut que penser face à cette œuvre éminemment discrète dans sa visibilité mais d’autant plus forte dans sa démarche qui fait du vivant, le véritable sujet de ses images, Éric Poitevin.

Mais jamais ces deux artistes n’usent de la trace ou du document tant ils s’inquiètent sans cesse de ce que « le sujet échappe à la représentation » (A. Petitprez). Là est leur point commun où l’idée de capter quelque chose de l’intemporel traverse leur saisie du réel, le plus proche et familier soit-il.
En revanche, la photographie est bien leur sujet lorsqu’elle expose inexorablement sa capacité de métonymie : « trouver le minimum de l’existant qui puisse donner un maximum de résonnance » (A. Petitprez) et quand elle fait du photographe celui qui « sent » déjà dans le bloc de réel, la forme vitale qui va en surgir. Proche du sculpteur en taille directe qui extrait la figure d’un bloc de marbre juste équarri, Antoine Petitprez transmue la pratique fragmentaire de la saisie photographique en démarche intellectuelle du fameux non-finito. Si en effet, les vues frontales et de profil de corps de vaches, peuvent nous laisser croire à une saisie séquentielle de l’animal immobilisé devant une toile de fond noire, il n’est qu’à s’arrêter devant ces grands formats pour laisser advenir ce qui de la partie – soi-disant inachevée – dit du tout. Car comme l’avait analysé André Chastel au temps de l’art Florentin – et notamment chez Michel-Ange (maître en cela de Rodin), « Le non-finito qui permet de faire jouer des degrés de réalité différents participe de l’effet total ».

C’est peut-être pour cela, qu’Antoine Petitprez a choisi de faire poser ces animaux, mais aussi ces arbres devant ces fonds noirs, irrémédiables supports d’une extraction du réel qui amènent ces « proies » du familier vers une abstraction spécifiquement photographique.
Abstraction d’autant plus évidente dans la présentation minimale et fort juste dans sa radicalité que les murs blancs de la galerie Paul Frèches proposent au regardeur attentif.

Mettre la photographie à l’abri du bruit des images pour mieux mettre hors du temps ce qui signe la présence. Tel pourrait être la devise de cette rencontre silencieuse entre photographie et lieu d’exposition.

Septembre 2008