APPARATUS est un projet de recherche et de création conçu par Laetitia Legros, porté par Le Château Coquelle – institution culturelle et lieu d’exposition à Dunkerque – et mené dans une collaboration avec le Musée du Dessin et de l’Estampe Originale de Gravelines, le Frac Grand Large – Hauts-de-France, avec la contribution pour cette exposition des collections du Frac Picardie – Hauts-de-France, et les prêts des artistes Antoine Bruy et Marie Sommer.
Les huit mots que le poète latin Ovide utilise pour ouvrir la phrase narrative des Métamorphoses « In noua fert animus mutatas dicere formas / Corpora » (1,1-4), « Je me propose de dire les métamorphoses des formes en des corps nouveaux » – définissent d’emblée la totalité de son projet poétique, et il le fait avec la simplicité trompeuse qui caractérise l’ensemble de son œuvre.
La lecture de son chef d’œuvre nous laisse rentrer dans un univers changeant qui requiert une tension d’imagination et d’étude considérables, car nous sommes dans un projet poétique qui par définition attire et concentre des énergies multiples par lesquelles l’auteur classique trouble les jeux d’interprétation, nous laissant plonger dans un univers de mutations, des faux semblants qui se posent en emblèmes et symboles d’une culture déjà dialectique et ambiguë. Un terrain fertile de création artistique et de spéculations métaphysiques dont nous connaissons les tenants car, de son époque à nos jours, beaucoup de créateurs utilisent camouflages et écarts, mutations… pour travailler en profondeur le rapport avec l’Autre et le monde.
Nous laissons Ovide, car l’herméneutique de son œuvre nous éloigne de notre contingence, pour nous concentrer sur le sens d’une œuvre « ouverte » qui jaillit de la métamorphose, héritage ovidien. Il s’agit d’Apparatus, projet expositif novateur, polyptique, protéiforme construit par l’artiste – chercheur Laetitia Legros.
APPARATUS
Réalisation ambitieuse et complexe par laquelle la métamorphose se fait polyphonie du changement sur une échelle à la fois intime et polysémique, l’exposition joue de mutations sensibles d’apparences ; de métaphores. Selon Paul Ricœur : « … Figures de la rhétorique et définies tropes de la ressemblance, un déplacement et une extension du sens des mots, et dont l’explication relève d’une théorie de la substitution (Paul Ricœur, La métaphore vive). Domaine littéraire, mais nous savons que quand il s’agit de manipuler les images, nous sommes dans l’écriture et la lecture, car, comme le dit l’éclectique artiste américain Dan Graham « … Tous les artistes sont des écrivains ».
Laetitia Legros installe une narration par images et présente de « nouveaux corps » tout au long d’un parcours à l’enseigne de fluctuations de sens, de signes dissimulés tels des indices cachés, suggestions, aussi linguistiques, conçues contre l’archaïsme – praxis ordinaire – et capables de mettre en discussion des principes solides de monstration.
L’exposition, explique la curatrice, est « Composée d’une sélection d’estampes et de photographies, (elle) invite à une approche perceptive de phénomènes et méthodes d’impression, processus d’écritures mettant en jeu le trait, le recouvrement, la lumière diurne et nocturne, la radiation, la réserve, pour faire émaner d’un support ce qui relève d’une saisie ou d’un geste. Formes et figures dessinent un monde à appréhender par différents formats et cadrages selon un montage linéaire intégrant le procédé au scénario. » Ici les « différents formats » et formes pourraient aussi représenter une invitation aux jeux du labyrinthe baroque.
Apparatus – dans le Littré : cérémonial, fête de la Renaissance ou baroque, appareil – inspire, par son titre, un apparat envoûtant de signes où les images virent d’un jeu linguistique à un jeu de formes et supports : dessins, lithographies, gravures, photographies dans un univers d’expérimentations techniques et scientifiques dessinant un parcours de recherche et de découverte.
Une scénographie, un set presque cinématographique, un jeu d’indices harmonieusement placés, une mise en mouvement, empoignant une clé d’entrée fragile (une Clé de verre, roman de Dashiel Hammet, inventeur du polar à énigme…) qui nous introduit au-delà du « seuil ». À propos de ce dernier, Gérard Genette dit qu’il n’existe pas de « texte nu » qui ne soit tenu par une énigme, car il est toujours « entouré d’un appareil ». Ainsi l’œuvre-ouverte Apparatus est introduite par Battus changé en pierre – gravure réalisée par l’atelier de Hendrik Goltzius (Mühlbrecht, 1558 – Haarlem, 1617). Cette œuvre nous glisse dans le parcours expositif d’Apparatus, par un titre qui acquiert toute son importance quant à l’approche de l’œuvre et quant à une amorce de récit pour appréhender l’exposition.
Le sujet de cette gravure est emprunté aux Métamorphoses d’Ovide (2,676-707) Il est présenté selon la mode maniériste et presque baroque d’une excursion dans le monde classique : détournant le sens et inventant un paysage riche d’indices et d’accumulation de signes. Métamorphose de Battus par Mercure, dieu des falsifications et des voleurs, qui a changé le cœur menteur – et le corps – du berger Battus en silex. Une pierre qui, depuis, devient dans le langage courant un index = “ indice “ en français. Ainsi la gravure mute en devinette et jeu linguistique à double tranchant sous le regard de l’artiste Laetitia Legros, curateur ironique et muse légère des excursions et des choix d’artistes liés à son jeu par des affinités électives, hautement réfléchies.
La gravure-incipit en question déplace et détourne notre attention de sa narration codifiée grâce au détail végétal d’un arbre au centre de la scène ; plus élément d’un bestiaire baroque que tronc en bois inanimé. La composition dialogue avec une photographie en noir et blanc d’Antoine Bruy où l’élément végétal envahit l’espace des Outback Mythologies d’Australie. Un « non-lieu » reculé et fantastique en mutation. Puis l’invisible “laser“ vagant d’un mystère à l’autre dans l’espace expositif d’Apparatus, pointe vers la lithographie de Raoul Ubac (Silex I ) : un silex alvéolé, tel une météorite extravagante, qui nous introduit dans l’univers minéral du langage et du pouvoir des pierres “animées“. Car le silex travaillé, qui a permis au Sapiens et au Neandertal de survivre, possède une grande capacité de rétention de la radioactivité qui permet sa datation et créé un lien avec « l’empreinte d’une lumière imperceptible qui irradie sur un fond coloré ». Ici, un tirage argentique issu de la série Radium Palace de Marie Sommer nous met face à l’exposition prolongée d’une surface photosensible aux rayonnements d’une pierre radioactive. Par cette expérience, écrit Laetitia Legros dans la présentation d’Apparatus, « l’artiste nous donne à repenser les influences entre l’histoire de la radioactivité et celle de la photographie ».
Puisque nous aussi entrons dans cet univers multiple, nous nous permettons une digression littéraire très pertinente. L’écrivain Italo Calvino, lui aussi maître d’écarts et de « jeux » d’une rare beauté et intelligence, nous a laissé un texte évocateur dans son ouvrage La strada di San Giovanni :
« On appelle « ubac » — en dialecte de Ligurie ubagu, le lieu où le soleil ne tape pas et, en langue française « adret » – abrigu – le lieu ensoleillé… D’int’ubagu, du fond de l’ubac, moi j’écris, je dessine à nouveau la carte d’un adret (…), le lieu géométrique du moi, (…) qui ne sert qu’à donner des nouvelles du monde au monde… »
De cet endroit mystérieux surgit la suggestion phonétique du nom de l’artiste français Raoul Ubac présent en Apparatus, qui, par le dessin, « ouvre » d’autres perceptions de ce silex obscur et ouvert.
Le parcours se poursuit avec une photographie de Lee Friedlander, New Orleans, Louisiana (1968), en dialogue avec une composition minimale de Aurélie Nemours, Rythme du millimètre Nr.18. Celle-ci ouvre sur une série photographique de Dirk Braekman (ACF APD a 08 et ACF APD d 08) jouant du dispositif de prise de vue pour interroger les écarts, tout en posant une intrigue. Une autre section s’ouvre par l’opacité sculpturale mais néanmoins tangible d’une lithographie toute en noir de Richard Serra, suivie d’une sélection d’estampes de Alexandre Alexeïeff (Groenland et Royaume des morts, de la série Images de la lune), Markus Raetz (See-Saw II), Hans Hartung (de la série Farandole)… En adret de cette suite, La Géométrie, gravure de Cornelis Cort (1565), trouve une place structurante.
En fin de parcours, dans un petit salon, le triptyque photographique A Heap of Broken Words de Fariba Hajamadi investit le premier plan.
Après ces expériences en Apparatus, nous avançons l’hypothèse que Laetitia Legros est une artiste qui agit en inframince, espace problématique découvert par Duchamp où seule une Tenuiorem lineam (ligne de brume évanescente au-delà du contexte) peut s’insérer subrepticement et en réserve.
À propos, Laetitia Legros écrit : « Si la notion de réserve a constitué un premier axe de recherche pour ensuite s’estomper dans la trame de l’écriture, elle garde néanmoins une présence ténue – dans un espace ou un temps réservé, dans la profondeur de l’image ou en surface du plan, en creux – par un sujet qui lui-même s’inscrit parfois en réserve », dans cet Ubagu = Ubac calvinien entre ombre et lumière, connaissance et oubli.
L’artiste, opérant une sélection dans les réserves des collections des institutions culturelles citées, s’approprie d’œuvres étayant son axe de recherche et une réflexion sur le sens. Puisque la curatrice pratique de plus une écriture polysémique riche d’enchantements, de contraintes, de jeux combinatoires et de découvertes scientifiques qui caractérisent l’aventure littéraire de Calvino et d’autres artistes contemporains, nous arrivons à sa création Machine à dessiner. Une installation qui pourrait être interrogée en vis-à-vis avec La machine littérature de Calvino. Un texte sur les rapports entre science et littérature écrit par l’écrivain italien en 1984. Elle sera, l’année en cours, au Musée de Gravelines.
Apparatus – polyptique
Entre APPARATUS au Château Coquelle et le volet au Frac existe un dialogue, une passerelle de sens. Si la première exposition tend à saisir une mutation des apparences, la seconde nous renvoie davantage à l’appareil, interroge l’appréhension d’un dispositif, son architecture. Ce second volet, nous renverrait alors à l’ubac – ses dédales – au labyrinthe (encore un trope aimé et utilisé par Italo Calvino). L’articulation se fait notamment par la pièce de Dan Graham, Two cubes, One Rotated 45°, une structure en verre et miroirs disposée au centre de l’espace expositif où le spectateur devient acteur. Capturé par l’œuvre, boîte mentale ouverte sur le monde en transparence, il est pris dans un jeu de reflets chimériques. Cette entrée au “labyrinthe“ ouvre sur des pièces d’artistes qui en appellent à différents dispositifs, appareils et outils pour appréhender le monde par le prisme de leur art et de découvertes scientifiques et de technologies nouvelles. Des artistes sensibles aux problèmes et aux contradictions de notre société : Isabelle Le Minh, Cheikh Ndiaye, Dominique Blais & Kerwin Rolland. Des créations à vocation éminemment poétique -Hiroshi Sugimoto, Evariste Richer- jouant dans le domaine de l’abstraction ou de l’ironie (Robert Barry, Dirk Braeckman, Scott King) jusqu’à l’installation arachnéenne de Lawrence Abu Hamdan, (Saydnaya -Ray traces- 2017) Conçue en collaboration avec Amnesty International, cette installation fait suite à un long et patient travail d’investigation sur la prison de Saydnaya (Syrie) où ont été exécutés treize mille (selon Amnesty International) opposants au régime. L’artiste a utilisé des effets sonores pour aider d’anciens prisonniers (six survivants) à se souvenir et cartographier la prison, jusqu’alors inaccessible au regard. Des signes légers, et tracés aériens, (six impressions à jet d’encre sur feuilles d’acétate projetées par six rétroprojecteurs) qui cherchent à visualiser l’architecture – remembrance de ce lieu des horreurs dont l’artiste déduit la construction en passant par la mémoire traumatisée des hommes. Le tout, effleurant l’absurde de la tragédie d’un parcours de souffrance. Une évocation du sens des Prisons de Piranesi.
Apparatus logicus et politicus
En conclusion : Apparatus (Logicus selon les latins et similairement politicus) est un projet de recherche et une création complexe : un objet culturel novateur, une aventure expositive originale et marquante que le centre culturel du Château Coquelle de Dunkerque a entrepris avec courage pour le plaisir et la vocation pédagogique d’instaurer un réseau territorial d’art contemporain convoquant tous les médium avec la complicité de Laetitia Legros, artiste en résidence au Château, par ailleurs enseignante de dessin et chercheur à l’Ecole Supérieure d’art de Dunkerque-Tourcoing. Elle partage son ambition et les convictions des artistes chercheurs dont la réflexion théorique nourrit la production artistique.
Apparatus in situ
L’exposition voit le jour dans les lieux chargés de sens, de contrastes des paysages du Nord de la France sur la ligne subtile d’un dessin amoureux. Celui de l’artiste Laetitia Legros, fine Arachné (Calais et ses ateliers de dentelles ne sont pas loin et ainsi Bruges, Anvers et les autres villes jadis dessinées sur le canevas de l’Histoire en fil de coton ou de soie) qui a tissé ses trames dans une écriture rédigée via les images mythologiques de la photographie contemporaine, de la gravure, des expérimentations chimiques et graphiques que pratiquent les artistes-chercheurs contemporains.
Dans ce territoire, Apparatus prend les apparences d’un énigmatique programme d’investigation, lieu sans confins de nos découvertes intérieures au contact du monde actuel.