Archaeology of longing

« Des photographies convertisssent des œuvres d’art en unités d’information » disait Susan Sontag en 1975 dans un interview < http://bostonreview.net/BR01.1/sontag.html>, elles le font en mettant à la même échelle des pièces et des ensembles. La caméra élève le fragment à une position privilégiée. » Deux ans plus tard, dans son important ouvrage On photography, elle va préciser qu’elles ne sont apparemment pas de la même façon des énonciations sur le monde, mais que les images photographiées sont plutôt des fragments du monde, des miniatures de la réalité. A première vue on dirait que Sofía Hernández Chong Cuy, commissaire d’exposition d’origine mexicaine et ancienne résidente à la fondation Kadist, ne fait, 30 ans plus tard, rien d’autre que de creuser dans l’art contemporain à la recherche de ces « miniatures de la réalité ». Ces fragments nostalgiques entretenant l’ardeur de trouver une forme entière, une entité sans faute.

Faire bouger une montagne

Prenons l’œuvre de la New Yorkaise Lisa Tan, actuellement avec une petite contribution aussi à voir à la galerie Lucile Corty < http://www.lucilecorty.com>. Elle raconte, sous forme d’une page imprimée comme enlevée d’un livre, encadrée et accrochée au mur, avec « Moving a mountain » (2008) l’histoire d’un tableau qu’elle a trouvé un jour au mur d’une chambre d’hôtel. Hantée par cette image de montagne, elle retourne à l’hôtel pour enlever le tableau, le remplaçant par un autre, peint par elle-même. Ce deuxième tableau montre également une montagne aux pieds de laquelle elle a vécu pendant son enfance. A côté de ce récit qui nous ne permet pas de savoir s’il s’agit d’une histoire vraie, d’une histoire personnelle de l’artiste ou juste d’une fiction, Lisa Tan nous présente une photographie d’un tableau montrant une montagne accrochée au dessus d’un lit. Est-ce le tableau dont parle le texte ? Derrière nous, en face de la photo, il y a un autre tableau, un vrai cette fois-ci, d’une autre montagne – s’agit-il de celui qui a été peint par le « je » qui nous raconte l’histoire dans le texte ?

Voir / croire

Le titre de l’œuvre de Lisa Tan fait référence à l’un de ces phrases biblique devenue expression commune : « la foi peut faire bouger une montagne ». Une allusion parfaite car, quand l’on se donne la peine de chercher cette phrase dans le livre de Mathieu 1, 17.20, on ne l’y trouve pas ou plutôt on l’y découvre exprimée d’une autre façon En effet, ce n’est pas le fait de voir les images qui fait que l’histoire des tableaux échangés nous semble évidente, c’est le fait de croire au texte, et plus spécifiquement de croire grâce à l’apparence de ce texte en forme d’une page de livre. Il s’agit alors, avec cette œuvre très réussie de Lisa Tan, d’une exercice par rapport au fait que l’apparence visuel fait croire. Ce ne sont pas des fragments d’une réalité quelconque, c’est l’affirmation que la réalité n’est accessible que par le biais des fictions. Mais elle ne s’y arrête pas. Elle montre également que ce fait n’est pas seulement, comme le disait Susan Sontag, lié aux images et plus précisément aux images de ressemblance dont la photographie est pour le moment l’apogée, mais qu’il est également lié à la visualité du texte ou, pour appliquer un terme de Jean-Luc Nancy, au fait que le texte nous paraît aussi comme imagé.

Apparemment réel

Qu’est ce que cela nous apprend par rapport à ces fragments du monde dont parlait Susan Sontag ? Qu’ils ne sont pas à voir autrement que par leur apparence, donc indissociablement liés à leur iconicité ainsi qu’à leur symbolicité. Cela est évoqué par l’œuvre quelque peu banale de Bethan Huws, « Dates are important » : des dates mises sur un socle sous verre sont présentées comme un rébus sculptural mettant en scène métaphoriquement cette lapalissade du monde de l’art. Au deuxième regard nous nous rendons compte que toute l’exposition escamote d’une certaine façon ce que le terme d’archéologie dans le titre a laissé attendre : que l’on pourrait trouver dans chaque morceau d’image tout un monde comme dans les monades de Leibniz. Au lieu de nous rassurer d’une intégralité de la réalité à travers des images, « Archaeology of the longing » nous fait comprendre que l’on ne peut que se perdre dans une multitude de références et d’associations, si on croit simplement en ce qui apparaît. Il faut aussi voir comment ce qui apparaît fait apparence, c’est-à-dire que le but des pratiques artistiques, et cela peut être considéré comme thème de cette exposition, n’est pas de manipuler un réel en quelque sorte esthétique. L’objectif est de créer un dispositif nous permettant de nous rendre compte, au travers d’une expérience intime avec l‘œuvre, que ce réel ne nous est « donné » que sous une autre forme si ce n’est son apparence. Comme l’écrivait Hegel : « Dans son apparence même, l’art nous fait entrevoir quelque chose qui dépasse l’apparence : la pensée. »

Touchant

L’expérience créé par cette « archéologie » que propose la montage de Sofía Hernández Chong Cuy est dédalesque. On pourrait s’y perdre dans un labyrinthe de références, vraies ou fausses, et dans un système d’entrelacs texte-image nous entrainant chaque fois dans d’autres scénarios du réel. Mais cela n’est pas le cas. Au contraire : nous sommes à l’aise. L’exposition permet une émotion sereine, une proximité avec l‘œuvre et avec ses histoires, une intimité et inclusion que l’on ne trouve que rarement dans des expositions d’art contemporain ces jours-ci. C’est l’implication personnelle de la commissaire qui contribue à cette ambiance aussi bien que le lieu et la constellation des œuvres. Prenons « Fade out » (2002) d’Alejandro Cesarco : la diapositive d’une jeune fille rayonnante qui fait penser aux joies de la jeunesse et fait au même moment comprendre comment ils sont l’effet nostalgique et fanant de leurs images. Ou « What’s that for ? » (2006) de Katerina Sedá, une collection d’exercices écrits à la main par sa grand-mère qui cherche, par la voie d’un dictionnaire personnel, à garder le contact avec la réalité, pour ne pas perdre l’esprit. Ou encore « Vexations », ces fragments d’une œuvre de Rober Racine réalisée en 1978 à partir d’une partition musicale d’Erik Satie qui demande la répétition d’un motif 840 fois. Racine lui a donné une forme visuelle, sculpturale même, dont nous ne voyons que 15 exemplaires de cette œuvre désormais dispersée.

Jouer le tout pour …

Au moment des grandes lamentations sur la crise du marché et le déclin de l’art, l’exposition à la fondation Kadist fait comprendre qu’il y a un enjeu et une exigence de l’art qui reste à l’abri de chaque crise. Cet enjeu est le risque de s’exposer à l’apparence et l’implication personnelle dans les pratiques artistiques. Sur son site web très interéssant , Sofía Hernández Chong Cuy parle de l’artiste conceptuel tchèque Jiri Kovanda et de ses happenings : « September 3, 1977. On an escalator … turning around, I look into the eyes of the person standing behind me. » Ce qui arrive, dans un tel moment, dans cet instant suspendu d’un talon tourné vers l’autre et dans ce regard croisé, cette apparence de l’autre est le sujet de l’exposition. Loin d’un « professionnalisme » trop appliqué ces derniers temps dans tous les métiers de l’art, elle transmet avec rigueur et précision ce que l’on a regretté trop long temps dans beaucoup d’expositions : une affection, l’impression que l’on a pris soin des choses en pleine conscience de la responsabilité que porte le fait de travailler les fragments du réel et leurs apparences. La petite fondation de la rue des Trois Frères se place, une fois de plus, à la pointe des nouveaux dynamismes artistiques à Paris.