Dans ses vidéo-performances, Ariane Loze procède à une méthodique déconstruction des normes du cinéma pour ramener les structures de ses films à leur minimum opérant. Alliant l’expression conceptuelle à une réalisation home-made, son esthétique post-minimaliste vise une sorte de degré zéro de la représentation, soutenue par une ligne narrative de base immédiatement lisible et une action unique, elle-même filmée en plans fixes (un dîner, une rencontre, une poursuite, une errance…).
Réunies au sein du projet MÔWN (Movies on my own), les vidéos sont également produites en complète autonomie, Ariane Loze étant non seulement réalisatrice, scénariste, monteuse, costumière, régisseuse son et lumière, mais encore, sauf exception, interprète de tous les personnages. En résonance immédiate avec l’épure des décors et la fixité du cadrage, cette économie de moyens porte alors l’accent sur l’interprétation de rôles caractérisés, l’incongruité de leurs situations et la dérision critique de leurs propos, questionnant les préjugés, les codes et les assignations auxquels ils répondent. Saynètes absurdes de la vie sociale ou allégories de la vie psychique, ces micro-fictions prennent place dans un monde dystopique, le plus souvent désaffecté, dans lequel les protagonistes, en situation de crise, s’interrogent, cherchent une issue ou se confient. Portant un regard incrédule sur les hégémonies sociales, économiques et culturelles qui ordonnent le monde contemporain, Ariane Loze pose ainsi un diagnostic sur la vanité globale qui s’y exprime, en suscitant chez le public un regard distancié, aussi amusé que critique.
Nourrie des films de Lubitsch, de Buñuel, de Tati ou de Fellini, Ariane Loze entretient au cinéma un rapport indiscipliné. La reprise et le détournement des codes de la science-fiction (Betaville en hommage à Alphaville de Godard), des films noirs (Run ou Pursuit teintés du Third Man de Carol Reed) ou du cinéma d’espionnage suscitent des attentes aussitôt contrariées dans la narration. Ariane Loze ménage en effet des anachronismes, des décalages culturels, jouant de l’indécision entre des moments performés en public et d’autres joués, trouble les habitudes interprétatives du spectateur jusqu’à le placer dans un objet filmique clos sur lui-même, enfermé au même titre que les personnages. Anaphora est le film qui pousse le plus loin cette logique en se présentant comme une mise en abyme totale de la représentation cinématographique : au sein d’une salle obscure pris pour décor, réalité et fiction se confondent dans la répétition d’une rencontre présentée comme réelle, bien que vécue comme une scène de cinéma. Ce système de boucle, qui l’émancipe de la linéarité du scenario, est également inscrit au cœur des dialogues, lorsque l’expression de sentences convenues et d’expressions courantes, tout comme l’affirmation de positions intellectuelles bien ancrées dans leurs assises, donnent l’impression d’une discussion qui tourne en rond, d’une situation sans issue véritable.
Chaque création est pensée dans sa relation intime au lieu, choisi pour son potentiel plastique ou investi à l’occasion d‘une commande (Haus der Kultur de Berlin, De Appel à Amsterdam, Fondation Boghossian…). Architectures urbaines, lieux d’art, appartements bourgeois, espaces publics, sex shop ou salle de réunion, ils incitent Ariane Loze à rompre avec la culture du studio et à redoubler de stratégies expérimentales pour répondre à leurs contraintes. La plasticienne favorise par exemple des arrêts sur image dont la photographie saisit l’épure brutaliste des bâtiments, aux accents rétrofuturistes, dominée par le vide, l’agencement géométrique et la froideur des matériaux. D’abord apprécié pour sa neutralité, l’espace s’enrichit dans les productions plus récentes d’objets trouvés sur places (les œuvres de l’exposition « Décor » à la villa Empain), ajoutant une densité matérielle mais aussi des significations plus métaphoriques (un coussin d’hélium argenté d’Andy Warhol devenant le symbole d’une présence flottante, d’une disparition).
Sous couvert d’une certaine atemporalité (des décors, des costumes, des espaces), les vidéos cherchent néanmoins à saisir un esprit du temps, l’affect d’une époque en prise avec une atmosphère autoritaire, renvoyant globalement à ce que Foucault nomme « société disciplinaire », puis « société de contrôle », comme localement à des lieux hypernormés, ceux de la domesticité bourgeoise ou de l’institution muséale. L’esthétique carcérale de Subordination, claustrophobique de Run ou discrétionnaire de The Key fait signe vers les dispositifs d’administration par les pouvoirs dominants, ainsi qu’aux états psychiques que ces derniers produisent. Ce procédé est particulièrement à l’œuvre dans Nein Nina, The Assignment, L’Ordre intérieur ou Pursuit, où les protagonistes se perdent dans un univers kafkaïen, un enchevêtrement labyrinthique de couloirs et d’escaliers débouchant sur des impasses. Ariane Loze met ici en résonance une topologie sécuritaire et un paysage psychologique, tous deux dominés par la paranoïa, l’épuisement et le sentiment de perte. A la tonalité plus grave que les précédents films, La Chute évoque un conflit intérieur sur la difficile définition du moi, opposant un sujet en plein doute négociant avec les stratégies plus ou moins perverses d’un surmoi sans illusion. Cette dernière vidéo ouvre alors sur une préoccupation plus discursive que formelle dans l’œuvre d’Ariane Loze.
Son propos cherche enfin à rendre compte d’une psychologie collective marquée dans le contemporain par ses tendances schizophréniques. La plasticienne, qui y campe tous les rôles, multiplie les focales pour sensibiliser non seulement aux clivages constitutifs de toute subjectivité, mais encore à la dissolution du moi dans les modes de vie actuels. La dispersion des activités, la superposition des rôles et la multiplication des trajectoires professionnelles produisent un éparpillement psychique généralisé, ici propice à un éclatement des caractères dans des scènes de groupes. Le Banquet confronte en ce sens douze femmes déconcertées par leurs modes de vie confiant leur besoin de « prendre du temps pour elles » et de « se recentrer », dans un dialogue où s’exprime un individualisme collectif, symptomatique de l’époque. Centré sur le monde de l’art, Art therapy met en scène un débat entre intellectuels autour d’indécidables de la pensée de l’art, où chaque participant, incarnant un profil stéréotypé, semble enfermé dans son propre discours.
Loin de créer des avatars d’Ariane Loze, ce procédé d’identification multiple permet de faire varier les points de vue entre les personnages et d’entretenir un certain relativisme chez le spectateur. Le dispositif d’énonciation s’appuie en effet sur un principe d’interchangeabilité, soulignant la contingence des assignations de rôle et la possibilité de s’en émanciper, au cœur d’une dialectique constante entre dominants et dominés. Aberrantes autant que symboliques, ces situations d’ubiquité permettent à Ariane Loze de passer du niveau individuel à celui du social pour en souligner les contradictions communes, tout en affirmant l’impossibilité de bâtir un consensus autour d’une irrésolution, quand bien même elle serait posée en partage.