La galerie Sobering (rue de Turenne, Paris) présente jusqu’au 6 mai les œuvres de Armén Rotch. Cet artiste est né en 1955 en Arménie soviétique (URSS). Il vit et travaille en France depuis 1992. L’exposition regroupe deux types de productions, d’une part des peintures sur toile et d’autre part les accumulations ordonnées de sachets de thé. Quand on pénètre dans la galerie ce sont ces dernières créations qui nous attirent tout à la fois par l’inattendu de cet emploi et aussi par l’odeur qui s’en dégage.
L’artiste utilise des sachets de thé sous toutes les formes : pour des petites œuvres, mises sous vitrines, il s’agit de mousseline et pour les plus grandes de sachets rectangulaires qu’il accumule en rangs réguliers sur toute la surface du support. Il peut y avoir ainsi juxtaposés entre 500 et 1000 petits rectangles dont les couleurs varient du blanc à peine teinté au brun sombre. Que l’on prenne la chose de haut en bas ou de bas en haut la création de cet espace pictural rend compte d’une mesure du temps : prendre le thé chaque jour et jour après jour, mois après mois donne une cadence à l’existence. La disposition ordonnée horizontalement de ces différentes valeurs de teintes allant du beige au marron est habile. Il y a à la fois des progressions régulières et des ruptures de rythme qui rendent la « lecture » de ces pages de lignes plastiques agréable et surprenante. Le matériau utilisé assume sa présence identitaire, les fils, qui permettent de tenir les sachets de thé, pendent librement devant ceux-ci créant une animation supplémentaire.
On peut identifier une relation entre ces créations récentes de l’artiste et les productions des membres de l’Arte Povera : même économie de moyens et toujours la réutilisation d’un matériau dont la destination initiale n’était pas artistique. En revanche il y a quelque chose de très personnel dans le choix initial du sachet de thé quotidien. Armén Rotch avoue dans un texte avoir eu le déclenchement de cet intérêt, en l’an 2000, lorsqu’il sortait de l’eau « un sachet humide et froissé » ; il a alors pensé « on se ressemble ; on est là lui et moi, mais qui se soucie de notre présence ? » Il a pris la décision de mettre de côté tous ses sachets de thé, de les laisser sécher avant de réaliser ses premiers collages. Il a vite compris que sa propre consommation n’allait pas suffire ; il a donc sollicité des proches, des amis et des voisins de manière à pouvoir envisager une œuvre pouvant occuper un mur. Toutes ces créations comportent une participation collective. Les sachets usagés utilisés se comptent maintenant par milliers.
On prend parfaitement conscience de la multitude lorsqu’on descend dans la salle du bas de la galerie où l’artiste a organisé une vaste installation. Celle-ci occupe une partie du mur mais surtout le sol avec des accumulations en légères hauteurs qui font penser à des ruines, la plus vaste d’entre elles peut même évoquer, pour certains visiteurs, un cercueil. D’individuel et quotidien le sachet de thé acquiert ici un dimension collective et politique : il tend à évoquer les ruines et les morts laissés lors du génocide arménien (1915). Libération finale : les contenus (brisures de feuilles de thé) finissent par sortir des contenants (sachets prisons) pour retrouver la forme communautaire originelle du tas.
Si cette installation est importante pour sa charge de signifiés, les œuvres bidimensionnelles montrent combien la sensibilité de l’artiste va vers la peinture, sans doute liée à sa formation initiale et culturelle en Arménie. Ce fond culturel apparait fortement dans l’autre série, celle des savantes créations picturales accrochées au mur de la galerie.
En effet Armén Rotch a décidé d’exposer, en même temps que le type d’œuvre qui l’a fait connaître, à base sachets de thé, des peintures de belles dimensions et de facture très travaillée. Cette fois encore l’artiste organise ses dernières compositions à partir de larges plans horizontaux à la fois superposés et entremêlés. On trouve là un autre travail sur la couleur, dans une conjugaison subtile de verts et de gris, et un travail graphique par la multitude de tracés linéaires verticaux ou obliques. De loin ce sont les bandes horizontales qui assurent l’ordonnance dominante mais dès que l’on s’approche on se rend compte que le travail de création se situe dans l’agencement complexe de ces multitudes de lignes. Certaines sont réellement des tracés faits au pinceau mais d’autres sont des ligaments de peinture découpés et recollés.
Le geste du peintre est ici particulier il est à la fois celui qui dépose les couches de peinture et celui qui incise le matériau avant de le déplacer afin de le mettre l’espace de l’œuvre au travail. Il s’agit de faire accoucher chaque fois une création singulière. La couleur sourd de la matière comme dans les œuvres analysées précédemment où la couleur du thé émergeait du fond du sachet vers la surface. Mais alors que dans ces dernières les formes, matières, couleurs avançaient vers le spectateur, il y a dans les œuvres picturales une invitation au regardeur à laisser son œil pénétrer dans les espaces particuliers de la peinture. Il faut pour cela s’arrêter : cette exploration des fonds de l’œuvre demande de prendre son temps, mieux on peut dire qu’elle se réinvente à chaque nouvel examen sans qu’on puisse jamais espérer avoir tout vu.
La prise en compte dans l’espace plastique du temps et de ses marques revêt une grande importance dans le travail de cet artiste. Le temps d’infusion donne une teinte plus ou moins affirmée et des taches discrètes ou marquées sur les sachets de thé. Les couches superposées de couleurs et de lignes donnent partiellement à voir la genèse des peintures sur toile. Pourtant la poïétique du tableau, sa fabrique et la pensée des actes, est volontairement difficile à appréhender, et c’est très bien ainsi.
Dans cette exposition Armén Rotch montre l’étendue de sa maîtrise de la peinture. Sans utiliser les colorants picturaux usuels il parvient à capter notre attention dans les subtiles nuances des teintes du thé. Il se montre encore plus raffiné lorsqu’il emploie les matériaux traditionnels. Là aussi il fait émerger des nuances recherchées et parfois inattendues du fond de la peinture. On se réjouit de visiter l’exposition de cet artiste qui possède à la fois un très beau métier de peintre et une capacité à poursuivre une idée plastique originale et à pousser jusqu’à une charge conceptuelle forte.