Pandémie et confinement nous ont isolé, nous ont contraint aux seuls liens des réseaux sociaux. La revue Area pour son numéro 36 qui vient de sortir se propose d’étudier les liens entre art et amitié pour redonner du concret et du charnel à nos créations et retrouver les chemins du partage qui ne peut se faire sans la présence de l’autre. Ce numéro plus chorus que jamais montre ces liens amicaux sous tous leurs aspects, historiques, philosophiques, culturels et esthétiques…
Fidèle à ses méthodes l’équipe de rédaction mène de nombreux entretiens avec des acteurs de la pensée et de l’art sous toutes ses formes actuelles.
Faisant partie de l’équipe de rédaction et ayant eu le plaisir d’y défendre de nombreux photographes et de coordonner un numéro spécial art et danse, la crise sanitaire m’a empêché de participer à ce numéro aussi je me sens libre d’en faire la critique. C’est l’amitié d’Alin Avila depuis le début des années 1980 où nous avons monté ensemble à la maison des Art de Créteil la manifestation Une autre photographie. qui m’a amené dans cette aventure éditoriale. C’est grâce à sa fidélité affirmée que j’ai pu publier deux livres avec lui pour Area et un petit ouvrage collectif de sa série Comme 1.
Le numéro s’ouvre sur une approche théorique celle du poète Nicolas Waquet traducteur des livres VIII et IX de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote où le penseur de l’antiquité développe sa pensée sur l’amitié comme vertu. Un peu plus avant le philosophe et essayiste Francois Jullien avance l’idée de l’oeuvre d’art comme rencontre en substituant au beau le concept d’inouï.
Entre les entretiens des pages sont confiées à des artistes proches de la revue , nous retrouvons le graphiste Horacio Casinnelli, la portraitiste Sophie Bassoul, les peintres Marie Rauzy et Fred Bouman, nous découvrons avec intérêt la photographe Anaïs Barbier et ses Alter Ego. La rédaction revient aussi sur une création de Pat Andrea à partir des gravure de Max Klinger. C’est aussi l’occasion pour l’équipe de rappeler une oeuvre majeure de Judy Chicago datant de la période 1974-1979 l’installation sculpturale The dinner party, une sorte de Cène augmentée pour une assemblée amicale au féminin.
Des explorations sont menées du côté des arts vivants. Michèle Meunier évoque à travers la personnalité de Matias , peintre et décorateur, son amitié avec Roger Blin, Samuel Beckett et Jean Louis Barrault, notamment à l’occasion de leurs créations communes à l’Odéon entre 1959 et 1968. A côté d’images d’archives l’article est aussi illustré par de plus rares dessins à l’encre de chine de Roger Blin. La même critique rend hommage à Claude Lê Anh, photographe et vidéaste qui a développé son oeuvre grâce à l’amitié de la chorégraphe Carolyn Carlson qu’elle a poursuivi avec approches des spectacles dansés de Luisa Casiraghi et Ea Sola. Un entretien met en lumière les initiatives du contre-ténor Sébastien Garnier fondateur de l’ensemble baroque Sprezzatura, dans le sillage d’Alfred Deller. Plus récemment il a créé Sprezza world pour d’autres liens entre musique ancienne est musique du monde.
Dans les relations à la peinture Pierre Bergounioux , écrivain et sculpteur, dans son texte au titre provocateur Catins et rastaquouères rend hommage à son ami le peintre Henri Cueco avant de témoigner de son expérience d’enseignant en littérature à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts avec cette anecdote hilarante de cette étudiante à qui le jury d’entrée demande quel est son artiste favori et qui s’évanouit quand on lui révèle que la personne citée est devant elle.
Philippe Garel, peintre et sculpteur, définit son panthéon pictural en créant vingt têtes de peintres parmi lesquels Giotto, Géricault, Chardin, Dürer et Delacroix. Elles sont exposées de façon pérenne au Centre d’Art Contemporain de la Matmut, situé dans le château de Saint Pierre de Varengeville.
Deux approches critiques plus singulières voient d’abord la correspondance échangée entre 1949 et 1955 par Nicolas de Staêl avec Pierre Lecuire, poète, commentée de façon subtile par des notes apostilles d’Alain Pusel. Le romancier Stéphane Héaume rédige quant à lui une nouvelle mettant en lumière un entretien fictif entre Arnold Böcklin (1827-1901) et Sergeï Rachmaninov ( 1873-1943).
Le cinéma est représenté à la fois par Pascal Aubier, fidèle de la revue qui rappelle son action avec ses amis comédiens réunis par le réalisateur pour Fils de Gascogne, mais aussi par un entretien avec Arnaud Desplechin. Une amitié extraordinaire réunit notamment les deux personnages principaux de son film Jimmy P., Psychothérapie d’un indien des plaines.
Patrice Bouvier s’attache à un groupe de jeunes femmes photographes qui depuis 2018 sous le label Action hybride Louise A. Depaume, Vanda Spengler et Louise Dumont mènent une création individuelle et commune pour donner une image contemporaine du corps vu au féminin.
D’autres initiatives de création artistique fondées sur des amitiés actives sont évoquées avec deux ateliers de gravure Pasnic et l’Atelier 17 avec Stanley William Hayter. Deux lieux collectifs sont aussi évoqué / Une structure comme Le Séchoir Centre d’art en mouvements est ouvert à Mulhouse en 2015 dans une ancienne tuilerie, sa fondatrice Sandrine Stahl en commente la fonction. Isabelle Frank artiste ouvre quant à elle le Grenier à sel de Châtillon-Coligny dans le Loiret.
Un vade-mecum coordonné par Frédérique Le Graverend rappelle au plan symbolique, littéraire et artistique les plus célèbres couples d’amis. Tous deux peintres : Francis Bacon et Lucian Freud, Cézanne et Pissaro, Gaughin et Van Gogh, Kandinsky et Franz Marc, Michaux et Zao Wou Ki, On y trouve aussi peintre et écrivain Hans Bellmer et Joe Bousquet, Federico Garcia Lorca et Salvador Dali ou Magritte et Nougé, tous écrivains ou poètes Prévert et Vian, Burroughs , Kerouac et Ginsberg, Albert Camus et René Char … Et puis plus rares Georges Clemenceau et Claude Monet ou Jacques Derrida et Hélène Cixous.
En fin de revue le comité de rédaction donne la parole à Alin Avila dans un entretien titré Faire commun. Il revient sur deux de ses modèles François Mathey conservateur eu Musée des Arts décoratifs et Pierre Gaudibert créateur de l’ARC au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.
Il rappelle aussi le rôle essentiel des Salons dans le partage de création auxquels ont succédé les foires d’art contemporain qui privilégie le marché sur l’action commune. A partir de 1979 ses initiatives se diffusent dans le cadre de la Maison des Arts de Créteil. Il est aussi à l’époque chargé par le Ministère la Culture d’une étude sur les collectifs d’artistes. Il rappelle encore son initiative avec Courant d’art à Deauville, dans les établissements de chevaux de course d’Elie de Brignac. Il conclut sur cette performance éditoriale de petits livres Comme 1 qui réunit pour une journée un écrivain ou critique et trois ou quatre artistes plasticiens. A la fin de la journée à partir des oeuvres et images mises en commun et d’un texte écrit lui aussi sur place, une maquette naît que l’éditeur finalise.