Les rapports entre l’acte artistique et l’environnement naturel sont aux fondements de la représentation et remontent à la nuit des temps. Une nuit sombre où, pour la première fois, les contours d’une mains apparaissent sur une paroi rocheuse, suivie de la représentation de la bête chassée la journée, de sa force, de son immensité et de la peur qu’elle pouvait provoquer. L’art enregistre, le profil d’un amant, la beauté d’un paysage, la nuit avant la forêt dans les tableaux de Nicolas Poussin, le sublime d’un arbre au tronc noueux dans la peinture romantique ou alors la mouche sur le fruit, l’oeil encore vif du poisson, dans une nature, morte, extirpée du sol ou de la mer nourricière. L’homme comme l’artiste est en permanence dans son environnement, ce n’est pas ici une question de choix, ce qu’il peut faire c’est le représenter ou pas, réfléchir ou non ce lien.
Après la révolution duchampienne, la conceptualisation de l’art a permis d’aborder différemment la question de notre environnement. Dès les années 1960, les land artists, plutôt Britanniques et les artistes des Earth Works (du nom d’une exposition à la Dwan Gallery à New York en 1968), plutôt Américains, sortent de l’atelier, de la galerie et du musée et en fermant la porte, ils se retrouvent : dehors. Ils ne voient cependant pas la même chose, question de points de vue ou de topographie mentale. Ces deux démarches en extérieur travaillent encore la création plastique contemporaine, deux courants auxquels s’est ajoutée une autre dimension, celle de l’économie de marché et de la société de consommation, son impact sur notre environnement et le discours des artistes sur cette fameuse empreinte biologique, conséquence de l’activité humaine sur la planète.
Le Musée d’art moderne et d’art contemporain de la ville de Nice propose une exposition consacrée à Richard Long, un des pionniers du Land Art européen même si l’artiste tend à récuser le terme. Long confie à Harry Belley« ce qui me distingue de mes confrères du land art, les Américains notamment, c’est qu’eux font des monuments. Mon travail est le fait d’un individualiste. Je peux le faire seul. Et je le fais seul. Sans assistant, sans machine. Avec mes pieds, mes mains, ma propre énergie. C’est une philosophie très différente de l’esprit monumental américain. Au fond, je suis un artiste paysagiste ! La nature est au cœur de mon travail » (in « Richard Long, la promenade de l’Anglais », Le Monde, jeudi 19 juin 2008) . En peu de mot tout est dit du fossé conceptuel qui, dés les années 1960, sépare les artistes travaillant en milieu naturel de part et d’autre de l’Atlantique.
Ces Américains qui « font des monuments », il s’agit, entre autres, de Mickael Heizer, Robert Smithson, Denis Oppenheim ou de Christo. En 1969-1970, et l’échelle de temps peut aussi s’apprécier, Heizer creuse en plein désert du Névada, sa « Double négative », deux tranchées se répondant de chaque côté d’un canyon, uniquement visible depuis un hélicoptère tant le gigantisme est à l’œuvre. A l’instar de Robert Smithson et la « Jetée en spirale » (1970), ces artiste sont à la fois conceptuels et entrepreneurs en BTP. L’empreinte de ces oeuvres sur l’environnement est formellement importante mais ne montre pas de volonté discursive sur la nature en soi. Elle est l’environnement de l’œuvre et l’artiste la conçoit avant tout en tant que telle. Par là, le discours des tenants de l’Earth Work – comme les appellent Colette Garraud ou Gilles Tiberghien afin de les différencier conceptuellement de leurs confrères européens – n’a pas sa place dans un article interrogeant les liens entre l’environnement et la création plastique contemporaine. Heizer et plus spécifiquement Smithson, subtile théoricien de ses travaux (« The Sedimentation of the Mind : The Earth Project »), avec cette écriture séductrice infusée du rythme de la Beat Generation, nous parlent des limites, de l’homme et du territoire, de l’entropie de toute chose et de la mélancolie touchée du doigt par l’artiste. Une pelleteuse n’abolit pas la poésie.
La nature est un cadre et, au mieux, elle participe à la question du paysage comme conception culturelle de l’espace. Le discours écologique dans la pensée politique de l’époque existe mais il est le fait d’autres théoriciens -écrivains ou universitaires-, eux-mêmes emportés dans une autre spirale, celle des années 1968 et du Flower Power, première critique construite de l’impacte de la société de consommation sur les ressources naturelles et leur finitude. Nous verrons plus tard que la tendance s’est paradoxalement inversée et dans un développement qui constitue une illustration parfaite de la critique marxiste du capitalisme, le marché de l’art s’est emparé de la question et nous propose comme solution de grandes photographies…
De notre côté de l’Atlantique.
Dans les années 1960, les artistes européens qui tournent le dos au Hortus conclusus culturel, la galerie ou le musée, placent essentiellement leur réflexion sur l’interaction entre l’homme et la nature. Les Britanniques, Richard Long, Hamish Fulton ou Andy Goldsworthy par leurs interventions a minima sur l’environnement naturel vont ouvrir la voie aux questionnements, entre autres, sur notre rapport à l’espace commun, sur les flux d’énergies et leurs renouvellements. Leurs pratiques contemplatives, rythmées par le pas du marcheur, enraye pour un temps le toujours plus vite de la société moderne et nous propose une pause bienvenue pour réfléchir notre relation au monde. En montrant un engagement encore plus politique, Joseph Beuys pose, dès les années 1970, en figure christique, dans la zuiderzee attirant l’attention sur la diversité essentielle d’une des dernières tourbières d’Europe, cette tourbe si dense et si proche de son feutre protecteur. L’œuvre de Beuys peut se lire entièrement à l’aune de son rapport à la nature, depuis « I like America and America likes me » (1974) jusqu’à ses dernières performances, notamment à Kassel, lors de la Dokumenta 7 où il entreprend de planter 7000 chênes sur le site de l’exposition.
Depuis les années 1960 et 1970, la perception de l’aggravation de l’empreinte humaine sur notre planète a largement évolué, notamment lors de sa confirmation par une majorité de scientifiques. C’est en 1987 que le terme développement durable est définit pour la première fois par Brundlandt dans un rapport à l’initiative des Nations-Unies. Est définit comme durable « un développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. ». La pensée écologique quitte alors le pré carré scientifique pour se diffuser, avec un succès presque paradoxal, au sein de la société de consommation.
Les années 1990 connaissent alors un renversement des situations entre la conscience politique d’une atteinte à l’environnement héritée de l’après 1968 et sa récupération par la pensée dominante. Cette évolution d’une branche de la pensée écologique provoque, par effet de rejet, un discours neutre ou inexistant de la part des mouvements contestataires. Ces derniers s’inquiétant en retours pour le sort de l’Homme face à cette nouvelle bonne conscience écologiste de la société capitaliste. C’est ainsi, mais sous une forme renouvelée, que réapparaît l’ancienne dichotomie opposant l’homme à la nature. Les scénaristes d’Hollywood n’ont pas manqué de noter le retournement et il est prêté à l’environnement naturel, dans une vision presque anthropologique et parfois anthropomorphique, des sentiments hostiles vis-à-vis du genre humain. Message à retourner comme un gant ou punition en devenir…
Ainsi, dénoncer aujourd’hui la menace qui pèse sure notre environnement « déclenche des phénomènes de rejet ou de disqualification très forts… car il n’existe [plus] aujourd’hui de discours qui puisse parler de la nature : ni pour la célébrer, elle ou ses représentations (le romantisme honni toujours et le déni pour le paysage), ni pour en constater le massacre (le discours écologique opportunément discrédité) »(in Garraud Colette, L’idée de nature dans l’art contemporain, Flammarion, Paris, 1994.)
Et, comme souvent, le discours est mis à mal par le système lui-même. Les artistes qui avaient quitté les galeries pour s’en aller parcourir les landes se retrouvent à nouveau dans ces galeries où les corrélations entre l’environnement et la création contemporaine font florès.
La galerie Karsten Greve propose dans une exposition intitulée « Ec(h)o Wanted » de montrer comment « des artistes s’emparent de ces questions [dégradation de l’environnement] et illustrent les rapports nouveaux entre société et nature ». Pour Judith Greve, initiatrice du projet « l’idée de cette exposition est de bousculer un peu les consciences. J’espère stimuler les esprits en donnant au public, sinon des idées, du moins des pistes à suivre par l’intermédiaire d’œuvres engagées, montrant ce qu’il se passe autour de nous ». Certes.
La volonté qui sous tend le montage d’une telle exposition collective est louable mais au vu de l’esthétisme affichée de nombreuses pièces, il est pourtant craindre que le propos se trouve à double tranchant. Les travaux de Claire Morgan où les photographies de l’Argentin Sergio Vega semblent être le pendant formel au nouveau discours écologiste associé à un courant de mode plus qu’à une réflexion fondamentale sur notre devenir commun. Les photographies en grand format « Paradise en Fire I » sont censées réunir « la stimulation sensorielle et le discours critique ». Si les sens sont en effet comblés – ce feu de forêt solarise dans une belle opalescence les grands arbres et ombre chinoise avec délicatesse les végétaux du premier plan – la notion de « discours critique » semble plus avoir été convoquée pour faire bonne figure.
Richard Long, lui, avance avec subtilité. L’artiste en ne montrant pas directement, nous conduit peu à peu sur son propre cheminement. Il utilise pour son exposition à Nice, des pierres de la région ou de l’argile de Vallauris pour créer de longues fresques évoquant d’autres temps, avant les débuts de notre histoire. Long fait avec et contre le moins possible : « mon travail est un équilibre entre les forces naturelles et la manière dont je peux les contrôler » .
« Le rapport au paysage peut être une expérience d’ordre spirituel. Peut être un hommage au lieu, à la nature. Au plaisir d’être là. Une célébration : moi, à cet endroit, avec cette énergie » (in « Richard Long, la promenade de l’Anglais », Le Monde, jeudi 19 juin 2008). Une pensée en écho avec celle de Joseph Beuys « Mille pouvoirs s’écoulent en moi comme des torrents quand je marche à travers les bois ». Cependant Richard Long invite à une contemplation active. Il ajoute le moins possible et réussit par ce biais à augmenter d’autant notre capacité à penser, comme un flux s’enrichissant au fur et à mesure de sa course. Son œuvre s’inscrit dans le temps – la marche, la circulation de l’eau, le temps nécessaire à l’argile pour sécher…- et inscrit à nouveau l’homme au cœur de la nature, non en son centre mais comme une des parties d’un tout indivisible.