AU CHATEAU DE MONTBELIARD, DANS « LE POLE DES AIMANTS », SARKIS PANTHEONISE LES ANONYMES

A Montbéliard, juché sur un promontoire, l’imposant château des Ducs de Wurtemberg témoigne du passé historique de cette ancienne principauté germanique devenue républicaine et française en 1798, après la Révolution. De nos jours le château, devenu musée, abrite le siège d’une Société savante, car on a rassemblé les trésors de l’histoire régionale –tel un ensemble exceptionnel de boites à musique mécaniques issues d’un savoir-faire local mais aussi d’abondantes réserves archéologiques et naturalistes – près de 600.000 pièces – ce qui a permis de constituer depuis 1937 un musée d’archéologie et d’histoire naturelle dédié à un illustre natif de la ville, Georges Cuvier, (1769-1832), figure majeure du Museum d’histoire naturelle de Paris au début du XIXème siècle, en tant que père de la paléontologie et de l’anatomie comparée.

Connaissant le goût de l’artiste Sarkis pour les vestiges d’époques enfouies (il en amoncelle dans ses ateliers pour y trouver matière à de nouvelles créations), Aurélie Voltz, la directrice des musées, l’a invité à réfléchir sur les précieux patrimoines conservés en ce château afin d’en mettre en valeur le caractère exceptionnel. Sarkis a donc conçu une exposition singulière au titre énigmatique – « Les pôles des aimants » – qu’on peut découvrir au château de Wurtemberg jusqu’au tout début janvier 2015.

« Les Pôles des aimants », un voyage dans le temps
Accueilli dès l’entrée de l’exposition par une vertèbre de mammouth posée sur un établi d’horloger (autre savoir-faire régional), le visiteur est aussitôt embarqué dans un étonnant voyage dans le temps. Immergé dans une lumière bleutée un peu irréelle tombant d’inscriptions au néon et dans les modulations d’une musique enveloppante, très intemporelle, composée par Jacopo Baboni Schilingi, on découvre au fil des salles tout un ensemble de personnages en photos grandeur nature, tous inconnus, hommes, femmes, enfants, ou même un nouveau-né dans les bras de sa mère : visages souriants, intrigués ou austères, figés dans la solennité d’un costume de mariage, ou bons vivants en vêtement de travail quotidien. Et ça et là, adossés aux murs, une chaise, une bicyclette, un rouet ou des objets à plume voletant sur un souffle d’air, témoignent de la vie ordinaire d’un autre temps.
Au-dessus des photos, les inscriptions en néon bleu font apparaitre des signatures qu’on déchiffre grâce aux variations de l’intensité lumineuse : ce sont les hommes et femmes « illustres » transférés au Panthéon par « la Patrie reconnaissante ». Sarkis a recréé ainsi les 77 signatures de Voltaire, Rousseau, Victor Hugo, Zola, Becquerel, Langevin, Pierre et Marie Curie ou Jean Moulin, ajoutant les quatre nouveaux élus de cette année 2014, tous héros de la Résistance, mais il a également apposé son nom en néon bleu sur le seuil de cette exposition. C’est son œuvre, il la signe et se propulse au ciel de la gloire. Beau pied de nez ironique : Sarkis aime jouer des idées et des mots.

Déjà, le concept du « Panthéon-néon » ne manquait pas de piquant ! De fait, ces 77 signatures, il les avait inventées pour les célébrations de l’an 2000 pour les présenter in situ, au Panthéon. En les faisant ressurgir à Montbéliard, Sarkis illustre ainsi la continuité de sa démarche, mais il souligne aussi l’histoire de la ville. A Paris, c’est justement à la Révolution française que le monument religieux lancé par Louis XV mais tout juste achevé en 1791 a été transformé en Panthéon pour « les hommes illustres de la patrie ». Or c’est à la même période que le duché de Wurtemberg est devenu français et républicain. D’où l’opportunité d’inscrire les noms des savants illustres du Panthéon parisien dans l’ancien château ducal, pour déployer de nouvelles pages de son histoire.

Des anonymes panthéonisés :
Cependant, l’exposition de Sarkis évoque les pôles des aimants : ici, les « panthéonisés » de la France couronnent tout un peuple anonyme. Qui figure en effet sur les 96 photos présentées dans cette exposition ? Sarkis les a exhumées des archives du château, mais nulle légende ne permet de les identifier. Pourtant, gens de la région, ils en ont tissé les fils de la vie quotidienne et assuré le renouvellement des générations. Le geste de Sarkis les remet à l’honneur : la douce lumière bleutée des noms-néon des « panthéonisés » éclaire ces photos, elle « aimante » cette foule de personnages dont l’histoire n’a pas gardé le nom.

Se faire le champion des anonymes : c’est là une constante dans l’œuvre de Sarkis. Cette année 2014 marquée de commémorations multiples lui donne maintes occasions d’exprimer sa révolte devant l’injustice de la grande histoire, scandée par la boucherie des guerres mais oublieuse de l’identité des simples soldats malgré leur résistance, leur héroïsme, leur sacrifice, parfois inutile, tombant pourtant par milliers, voire millions, pour la gloire des seuls généraux.
Au château de Montbéliard, la petite histoire prend sa revanche sur la grande épopée : sur quelques anonymes, Sarkis fait jaillir pour plusieurs mois la lumière illustre du Panthéon.
Cette tentative de réhabilitation par un geste artistique ne pourrait-elle être réitérée dans une autre région ?