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Au-delà du principe de plaisir

Enfant du pays, Pierre Molinier (1900-1976) bénéficie à Bordeaux d’une présentation en majesté qui l’entoure d’un ensemble hétéroclite d’artistes allant de Hans Bellmer à Cindy Sherman. Dans quelle mesure son érotisme un brin désuet, sa passion fétichiste et sa pulsion scopique participent de l’art de ce peintre raffiné qui avait séduit André Breton ?

Installé à Bordeaux en 1922, il est d’abord simplement peintre : à la fois peintre en bâtiment et peintre de paysages et de compositions florales. Mais Pierre Molinier a vécu une rupture fondatrice lorsque l’un de ses tableaux, présenté en 1951 au salon des Indépendants, a été censuré : une toile, Le Grand Combat, montrant de manière obscène des corps entremêlés. Il l’a recouverte d’un voile sur lequel il avait inscrit un texte-manifeste pour revendiquer l’indépendance de l’artiste et sa liberté d’expression en vitupérant le conformisme ambiant.
L’artiste selon Molinier « manifeste le drame intime de l’univers qu’il s’est créé ».

La provocation délibérée devient dès lors sa passion. Cette prise de risque l’a conduit plus tard à mettre en scène son enterrement avec « La Tombe Prématurée » de 1957 – pour pouvoir renaître à un nouveau personnage. Sa vie devient son œuvre d’art.

Vie secrète et création

Pierre Molinier se compose un personnage presque caricatural : celui d’un amateur de peinture, de filles et d’armes à feu. Il tire au pistolet sur une Vierge de plâtre dans un beau film de Raymond Borde de 1966 qui montre surtout l’artiste au travail. Ponctué de visions qui rentrent dans la toile comme dans un corps en en focalisant des détails, insistant sur le morcellement du regard qui érotise le corps en le fétichisant et sur les parures qui seules peuvent rendre séduisante la nudité : masques, gants, bas couture, voilettes, maquillage outrancier – ce film s’accompagne d’un beau texte d’André Breton, dont la collection rue Fontaine mettait en valeur une grande toile de Pierre Molinier.

Organisateur méticuleux de coups de foudre, Molinier n’improvise jamais : il « fait surgir la femme foudroyante comme une superbe bête de proie » (Breton). La pratique de Molinier artiste est complexe : il est à la fois peintre de grands formats ténébreux, proches de l’artifice d’un Gustave Moreau, excellent dessinateur, photographe de corps dénudés qui dessine parfois sur ce support ; il excelle particulièrement dans de très petits formats retouchés de photos tenant dans le creux de la main qui ressemblent à des objets de dévotion, des images pieuses. L’érotisme rejoint le sacré.

Au-delà des images : la chair, les corps

En restant fasciné par les images photographiques qu’il avait réalisées de lui-même masqué, corseté, harnaché, chaussé de talons aiguilles, ou encore par des photographies en noir et blanc plus triviales de jolies filles dénudées, on tend à réduire le personnage de Molinier en comprenant sa démarche comme la création d’une « mythologie personnelle ». Mais le considérer uniquement comme « artiste » refuse de voir que sa pratique imageante était insérée dans un mode de vie entièrement consacré au plaisir charnel : l’érotisme ne se réduisait pas pour lui à produire des images, il donnait lieu à des pratiques qui, bien que souvent masturbatoires, n’avaient rien de solitaires.

La sexualité devient pour Molinier un art, un cérémonial de la rencontre des corps qu’il maîtrise et met en scène, et ses œuvres picturales ou photographiques sont des traces qui subsistent de son parcours de vie. Elles témoignent d’une manière obsédante de la place de l’érotisme comme recherche hédoniste des plaisirs à une époque où, les maisons closes ayant été fermées en 1946, on devait inventer des formes de socialité, de petites communautés libertaires et libertines. Molinier a ainsi créé une « secte des voluptueux » dont il érigeait les règles ; l’une d’elles insistait sur la bisexualité et l’androgynie.

Mais que gagne une œuvre si singulière, si intime à être encadrée par d’autres ? Est-ce pour lui rendre hommage ou par une volonté de l’affadir en la banalisant ? Des transformistes comme Michel Journiac, ou même Marcel Duchamp-alias Rrose Selavy, pratiquaient l’ironie et l’humour. L’érotisme plus confidentiel et ésotérique de Pierre Molinier peut-il être bien compris en référence à la distanciation de l’humour ou au cynisme trash contemporain ?