AU GRAND PALAIS, BILL VIOLA, COMME STANLEY KUBRICK, FAIT ENTRER DANS L’ODYSSEE DE L’ESPACE-TEMPS

« Si tu t’engages dans le voyage, tu arriveras » – cette citation d’Ibn Arabi ouvre la toute première rétrospective de Bill Viola dans les galeries nationales du Grand Palais à Paris. Un événement et une fascinante expérience pour les amateurs d’immersion hypnotique dans l’image.
C’est en effet un grand voyage auquel nous convie ce génie de l’art vidéo, un voyage dans le temps et la durée, entre les frontières de la naissance et de la mort, aux limites de la conscience, proposant au fil des oeuvres une perception sensorielle de la condition humaine. C’est à dire, plutôt, un voyage métaphysique.

Comme on le découvre peu à peu au fil des vingt oeuvres magistrales de cette rétrospective, (plus de trente écrans et des heures d’images), Bill Viola, né en 1951 « avec la video », comme il le précise, est devenu en quarante ans de créations un maître incontesté de cette forme d’art, car il est le premier à lui avoir donné une portée spirituelle.

L’exposition présente en tout premier lieu une video de 7’ / « The reflecting pool » (1977-79) (que les Parisiens avaient pu voir en l’église de la Madeleine lors des Nuits blanches en 2008) . Bill Viola lui-même la décrit en ces termes : « Un homme sort de la forêt et arrive devant un bassin rempli d’eau. Il saute et soudain le temps s’arrête. Dans cette scène presque immobile, les mouvements et les changements se limitent aux reflets et aux ondes qui se transforment à la surface de l’eau. Le temps distendu est ponctué par une série d’événements que l’on ne voit qu’en reflet dans l’eau. Cette oeuvre évoque l’émergence de l’individu dans le monde nature, un baptême dans un univers d’image virtuelles et de perceptions indirectes ».

De fait, ce plongeon et cette réémergence d’un homme nu qui ressort d’une étendue d’eau rappelle aussi une expérience vécue de Bill Viola, qu’il a évoquée lors de la conférence de presse inaugurale du 3 mars. : à l’âge de six ans, Bill Viola était tombé dans un étang et n’a échappé à la noyade que grâce à l’intervention de son oncle. Mais « sur le moment », a-t-il précisé , « je serais bien resté là », mais surtout, « à partir de là, je n’ai plus jamais eu peur ». Cependant, à voir l’omniprésence de l’eau dans plusieurs vidéos présentées dans cette exposition, il y a fort à parier que cette expérience fut fondatrice quant à sa démarche artistique et à la portée métaphysique qu’il donne à l’ensemble de sa création.

« Le temps » écrit Bill Viola « est la matière première du film et de la vidéo. La partie mécanique peut consister en caméras, pellicule, et cassettes, mais ce que l’on travaille, c’est du temps. On crée des événements qui vont se déplier sur un support rigide qui est incarné dans une cassette ou sur la pellicule et cela constitue l’expérience du déroulement. En un sens, c’est comme un rouleau, qui est l’une des formes les plus anciennes de communication visuelle ».

C’est ainsi que toute son oeuvre livre une méditation sur le temps, -l’espace-temps – et sur cet intervalle finalement bien court qui sépare la naissance de la mort –

A ce titre, l’une des vidéos les plus étonnantes à découvrir dans cette exposition est sans doute « Heaven and earth » de 1992. Deux canaux moniteur se font face et sont fixés à hauteur d’yeux au centre d’un long parallélépipède en bois dressé tel une colonne allant du sol au plafond. Les moniteurs videos diffusent une image en noir et blanc. Placés en face à face, à une dizaine de centimètres de distance, l’écran du bas montre un nouveau-né âgé de quelques jours, tandis que l’écran du haut montre une vieille femme sur le point de mourir. Les images sont silencieuses, mais comme les écrans en face à face sont en verre, chacun d’eux se reflète dans l’autre, et le nouveau né est déjà marqué par l’image de sa propre mort.

C’est une installation proprement sidérante. Bien qu’elle soit d’un tout autre propos, elle m’a fait à peu près le même effet que la mise en scène du monolithe noir qui apparait d’abord au début et à la fin du film de Stanley Kubrick « 2001 Odyssée de l’espace ». Au début, c’est le point de départ de l’élaboration intelligente des australopithèques qui le découvrent devant leur caverne et qui imaginent, à partir de là une arme possible. Vers la fin du film, il apparait quand le héros l’observe en orbite autour de la planète, puis, quand dans une suite Louis XVI, il se voit vieillir prématurément et qu’il tente de le toucher (comme au début les australopithèques) il renaît alors sous la forme d’un fœtus entouré d’un globe de lumière et il est téléporté dans l’espace.
La scène initiale mémorable illustre pour toujours la naissance de l’intelligence dans l’évolution de l’humanité, quant à la scène finale, avec le personnage vieilli qui retourne à l’état de foetus, elle n’est pas sans ressemblance avec la signification de la double video de Bill Viola.

Ici, un nouveau-né voit sa mort en face à quelques centimètres et la reflète, l’intègre déjà sur son propre visage, tandis que le mourant emporte avec lui l’image de sa naissance : cette scène me parait de la même intensité dramatique que celles des films de Kubrick. Mais pour Bill Viola, il s’agit cette fois de faire visualiser la brièveté de la vie et la fragilité de la condition humaine. Dans une video présentée lors d’une récente Biennale de Venise, il avait aussi travaillé sur la représentation du Narcisse qui se reflète dans l’eau, grande méditation sur l’image et sur la représentation. Mais cette fois, comme Kubrick dans son film, cet artiste lui aussi imprégné de lectures mystiques, poétiques et philosophiques transporte le spectateur dans une dimension métaphysique, en faisant appel à des mises en scène spectaculaires. : « qui suis-je ? où suis-je ? où vais-je ? » -ce sont les questions fondamentales de la condition humaine. Il ne prétend pas y répondre mais invite à se les poser, avec une acuité toute particulière.

C’est que pour Bill Viola, « l’art ne peut être que spirituel. Pas religieux », précise-t-il, « spirituel ». Car il s’efforce toujours de représenter l’invisible, et de témoigner aussi de ce que nous ont transmis ceux qui ont précédé. De fait, l’art constitue un parcours ininterrompu depuis plus de 40.000 ans avec les premières peintures des cavernes. Cependant, les musées sont les endroits où nous déposons les objets dont nous avons oublié l’utilisation, mais toutes les opérations artistiques visent à créer une oeuvre parfaite. »
Tel son Tristan en spectaculaire assomption, qu’un torrent d’eau ascensionnel emporte vers le ciel, il faut donc se laisser emporter par ces oeuvres qui donnent en effet un sentiment de perfection, par l’intensité de la méditation ainsi offerte.

Comme l’évoque le poète William Blake, cité dans l’exposition : « Si les portes de la perception étaient ouvertes, alors tout apparaitrait à l’homme tel quel – infini ». Entr’ouvrir les portes de la perception, prendre conscience de l’infini : voilà décidément une expérience radicale que propose cette première rétrospective française de l’oeuvre de Bill Viola.