Au revoir, Monsieur Courbet

Contrairement à l’opinion admise qui a fait de Courbet un peintre réaliste, celui-ci ne l’a été que pour se protéger de quelque chose dont il pressentit intimement la venue. Dans l’une de ses premières toiles de jeunesse, il se montre faisant face aux formes abstraites et à l’indéfinition des figures qui surgit à la lisière de son art, sur les bords de l’image.

Du réalisme de la peinture de Courbet, on peut dire qu’il a été comme un masque tendu qui recouvrait l’invention à venir, peut-être anticipée par lui désastreuse, de la peinture moderne. En ce sens, il aura paradoxalement protégé en son temps l’univers pictural de la crise de la figuration. Celle-ci ne se produira qu’un peu plus tard, après-coup, au profit d’une matière et de formes picturales qui se détacheront de tout référent visuel naturaliste. Courbet qui n’était ni classique, ni romantique, ne fut non plus un Manet, ni un Cézanne, ni un Gauguin. Il se sera tenu juste avant la révolution du regard des peintres et de la peinture dont il aura éprouvé pourtant sous forme de prémices annonciatrices la nécessité. Très tôt Courbet eut conscience que la représentation était déjà fortement « défaite », que quelque chose avait débordé l’image et l’imagerie, que la substance du représenté était désormais absente des images peintes ou s’en était retirée. Parmi les toiles exposées cet automne au Grand Palais à Paris, un paysage marin au ciel ouvert légèrement vide indique cela en toute netteté.

Que restait-t-il au peintre qu’était Courbet, s’il ne pouvait appartenir à une peinture résolument livrée aux étranges mouvements qui traversent la matière picturale dès qu’elle se détache de la représentation figurative et du naturalisme ? Dans la tournure qu’il adopte, celle d’un réalisme, il subsiste des objets de peinture qui n’appartiennent pas encore au regard moderne sur la peinture attaché à sa phénoménalité propre. Le peintre peut alors surenchérir en tout ce qui va manquer d’évidence par la suite dans la peinture : les paysages, les portraits, les scènes populaires, les natures mortes, les événements de la vie et laisser surgir la scène du désir. Il adjoint à cela le théâtre subjectif de l’œuvre peinte inclus dans le monde et la grande sensualité d’une chair dénudée qui aspire effrontément à dire le féminin. De la réalité, il fait une grande scène vraisemblable, celle d’un irréel réalisme qui pouvait figurer et plaire, mais dont la secrète disposition relevait d’une peinture déjà marquée par la dissemblance de la peinture figurative et des choses et par la solitude subjective de l’art. Il annonce l’irruption dans la réalité de la scène de la peinture comme une réalité propre. C’est là son réalisme, aussi sa conscience politique.

Car, pour autant, si la peinture chez Courbet figure encore, tout cela n’est que prétexte, car l’image s’est déjà pour lui essentiellement détachée des choses. Son réalisme est donc de savoir qu’il y a d’un côté les choses, leur intensité propre, et de l’autre les images, leur vertige et leur liberté criante. La figure du regard de l’égaré témoigne de la contemplation de cette dichotomie par la peinture et d’une épreuve de son sens. De sorte que la peinture ne peut plus donner l’illusion de les réunir, paradoxalement, qu’en les réunissant dans un théâtre réaliste qui se supporte de leur rupture. Quand elle le fait, elle produit une fiction d’image, irréelle, même quand elle est très puissante dans sa visée de réalisme. Des inexactitudes et distorsions flagrantes apparaissent alors dans les images contredisant la valeur de réalité du représenté qu’elles prétendent incarner. La raison en est que la puissance de cette peinture, dans l’illusion de réalité qu’elle conduit, tient, d’avoir à se soutenir de ce qu’elle ne montre pas et qu’elle laisse pourtant l’envahir. Elle peut complaire s’il le faut au bon goût bourgeois et le divertir, elle sait déjà que la révolution aura lieu, que l’ouverture des corps et des esprits à l’innommé de l’image et à l’infinité formelle se produira.

Interstices, limites, surfaces, épaississements, fentes, écartements, recouvrements, jeu libre des matériaux, éblouissements, blancheur, la poétique du réel, de tout ce qui nous habite et ne peut se dire ni se montrer, fait déjà ici loi. Le travail de la matière picturale a déjà éloigné la peinture de ses figurations. C’est pourquoi des effets de composition, non figuratifs, qui lui viennent en partie de sa connaissance du Greco, apparaissent déjà comme tels dans le travail de Courbet, dans les mouvements de la vague, des eaux et les contours des formes des paysages. Des jeux de forces, d’intensité, composent les volumes. On peut ainsi relever dans son art le travail déjà dissocié et dissociant des couleurs, des coupes, des divisions, des masses, des trouées, des densités, des contrastes, des mouvements. Ils se sont déjà émancipés de la figuration et la débordent. Mais cette fois, à la différence du Greco et des romantiques, il n’y a plus aucun lyrisme mystique. Ses peintures de la vague et du rivage, ses amoncellements de rochers, ont quelque chose à voir avec la future abstraction expressionniste du vingtième siècle.
Ainsi, chez Courbet, et la puissance picturale, et la puissance formelle, autonomes de la représentation et émergentes, sont présentes, mais l’image s’en trouve conservée et traduite en réalisme. Il est donc un peintre révolutionnaire de s’être tenu en lisière de, à la frontière des eaux et des forêts, des feuillus et des fluides, des cavités et des monticules, des brèches et des troncs, avant même ce que son art et sa sensibilité ont pressenti. Il est l’auteur d’un dilemme. Soit l’image tend à l’imagerie, à l’illustration pieuse d’une peinture de la peinture, comme chez les préraphaélites, soit verse dans la fable du naturalisme social, soit le peintre va vers les choses et s’éloigne des conventions de la peinture et de la représentation pour saisir l’impression sauvage du réel, du réel pictural. Ce faisant, le naturalisme de l’image est supprimé et la réalité tend à devenir, dans l’action de peindre, la puissance visuelle des formes, des couleurs, des matériaux et des affects. Redoutable épreuve qu’aucun photogramme ne peut encore rendre parce que seule la peinture pourra en assumer la destinée sur une surface projective articulée aux lois du regard.

Le 14 janvier 2008.

Exposition Courbet
Au Grand Palais.

Jusqu’au 23 Janvier 2008.