Les œuvres d’Ursula Kraft présentées à La maison des arts de Malakoff se déploient toutes sur cette frontière étrange que constitue notre peau, celle du corps, celle du visage, celle du paysage en ce qu’il constitue alors notre enveloppe extérieure. Vidéo ou photographies, ces œuvres tentent de cerner les mouvements mystérieux qui nous traversent, pensées, émotions, sensations, souvenirs, songes, en les captant non à partir de leur signification mais à partir des réactions de notre enveloppe matérielle à leur passage dans notre esprit.
Trois œuvres se partagent l’espace de cette exposition.
La première est une installation vidéo, dont le titre est Traum-a, un jeu de mot qui associe le rêve et le traumatisme. Cette œuvre participe des recherches qu’Ursula Kraft a menées avec des psychologues cliniciens en Allemagne sur les capacités du psychisme humain de surmonter des traumatismes importants. Ici, c’est par la nudité du visage qu’elle nous interpelle. Installés en cercle des écrans montrent des gens de tous âges en train de se laisser porter par leurs rêves, leurs souvenirs ou leurs pensées. Leur tête oscille et, les yeux clos, ils nous font face. Ursula Kraft nous donne à voir la boucle mentale dans laquelle chacun de nous existe et nous plonge en même temps dans la nôtre en nous enfermant dans son dispositif qui matériellement est aussi un cercle ou une boucle.
Nous ne sommes rien d’autre que des prisonniers de ce mouvement interne, intime, inexplicable incontrôlable qui nous fait exister et auquel, au fond, en nous, tout se rapporte. Cette confrontation avec la part visible de l’iceberg de nos passions essentielles est troublante. C’est à nous faire éprouver ce trouble que vise Ursula Kraft, à nous le faire reconnaître comme une vérité et comme une chance.
Avec Emerentia, un ensemble de photographies de paysages enneigés dans lesquels erre, fantôme insaisissable, une femme sans doute, enveloppée dans une longue cape rouge. Chacun va, dans un mouvement irrésistible de son âme donner un nom à cette figure errante et perdue. Chacun va projeter sur elle la forme de ses souvenirs, de ses phobies, de ses désirs.
Car il n’y a rien de plus évocateur et de plus ouvert quant à sa signification qu’une tache rouge sur un fond vert et blanc. Mais en même temps, cela touche en nous à la racine de nos fantasmes. Plutôt donc que de plonger dans telle ou telle interprétation, ce travail d’Ursula Kraft nous engage à interroger en nous cette source inconnue d’où, sans fin, jaillissent nos affects les plus déterminants.
Avec Nymphalis antiopa, Ursula Kraft nous livre une version plus singulière encore de ces transferts qui s’opèrent en nous entre les formes de nos actions et les réalités de nos pensées intimes. Le corps d’une jeune fille est étendu dans une lumière omniprésente, enveloppante et crue. Sur ce corps, des papillons, morts ou vivants vont et viennent. Une bande son particulièrement travaillée fait que les mouvements silencieux du vol des papillons produisent des bruits de toutes sortes. Mais le bruit de fond est celui du corps humain, du cœur battant de la vie. Métaphore de l’âme, ces papillons nous montrent donc que nous en aurions plusieurs, d’âmes, ou qu’elle serait pour le moins multiple.
Ainsi cette forme d’innocence abandonnée que représente le corps offert et intouchable de l’enfant, que seule la caméra, par ses mouvements de va et vient permanents, caresse, nous conduit à envisager notre intériorité comme pouvant affleurer au dehors.
Ce qu’Ursula Kraft nous donne donc à voir et à éprouver, avec cette vidéo et les photographies translucides sous caissons lumineux qui l’accompagnent, c’est l’inconcevable même. Et cet inconcevable est moins représenté par le corps mutant d’une infante que par la relation qui unit les puissances d’évocation de l’image à celle du son. L’âme n’est pas tant traduisible par des images ou en termes d’espace construit que comme un mixte d’éléments visibles apparaissant de manière discontinue, chaotique, déchirés par des sons qui sont comme une voix improbable et enveloppés par une lumière pénétrante et violente.
Ainsi ce que nous dit Ursula Kraft et que nous ne voulons guère entendre, c’est que notre âme, mot par lequel nous caractérisons de manière absolue notre humanité en tant que telle et dans sa relation au divin, est à proprement parler inhumaine. Est-elle pour autant divine ? Il semblerait qu’elle soit bien plutôt semblable à ces processus intermittents qui traversent nos cerveaux et qui parfois viennent, surgissant pourtant de nulle part, habiter nos corps et ourler nos peaux des ondes du mystère.