« Rêve : » Sur près de trente mètres, au mur de la grande salle du Centre Photographique d’Ile de France, Barbara Breitenfellner traduit en espace son journal de rêves, accompagné d’une part d’images de ventriloques, d’autre part de trois sérigraphies et d’une cinquantaine de collages, réalisés entre 2006 et 2018.
« Rêve : Les éléments n’ont pas encore trouvé leur matérialité (collage ? photographie ? peinture ?). Tout est triplé. Pas très clair comment les œuvres vont passer du virtuel au réel, surtout pour le glitch et la propriété artistique. — Puis un film. Un paysage enneigé. Nous marchons dans la (tempête) neige. Une fille s’allonge et sa tresse lui rentre dans le dos (transformé numériquement). Puis son dos se désagrège. Un fluide (sang) coule d’une table et quelqu’un d’autre le boit. Il se transforme à travers son corps en une drogue (liquide). »
Le titre, affiché à l’entrée de l’exposition, est la traduction d’un collage de rêves, rêves d’art, rêves d’exposition ; doute et questionnement aussi : comment une idée peut-elle se réaliser dans l’espace et la matière ? comment une image intérieure peut-elle s’externaliser dans le concret ? en quelles langues se déploie le rêve ? comment le récit fragmenté d’images transcrites en demi-sommeil devient-il, en éveil, le texte d’un protocole, d’instructions de travail pour une exposition ? Entre le rêve, sa traduction en mots, allemands et anglais, puis, de nouveau, sa traduction en français qui en fait le titre d’une œuvre, l’exposition expérimente ces processus réciproques d’existence et d’écarts, de transitions et de défaillances, du carnet de rêves à la matérialité et la spatialité de l’installation, au point de se demander si la traduction du rêve n’est pas elle-même constitutive du glitch (de la défaillance), qu’évoque le « pas très clair » du titre.
Question aussi de la détermination réciproque de l’intériorité et de l’extériorité, des auteurs et de la propriété artistique multiple, que réfracte l’accrochage, dans une petite salle aux murs noirs, « Les ventriloques et leurs doubles, ou la part trouble », sélection d’une vingtaine de photographies, de tirages de presse et de cartes publicitaires de la collection de Kathy Alliou. Dans l’image de théâtre, légèrement désuète, de soi et de son double autre, le ventriloque réfléchit un trouble familier, une instabilité acceptée, déplace le politique de situation à l’encontre du spectateur. En défaillances muettes de la parole, les photographies de ventriloques doublent ainsi de correspondances singulières et multiples le passage du virtuel au réel, ce qui existe avant le collage à ce qu’il révèle, de la construction à la déconstruction de mémoire.
L’accrochage de la cinquantaine de collages retenus est strictement chronologique. Tous, sans titre ou accompagnement textuel, ne sont identifiés que par un numéro et une date, ce qui laisse au visiteur toute liberté pour apprécier l’évolution du travail de l’artiste ou se promener dans l’œuvre en aller-retour de rêves et de correspondances.
Barbara Breitenfellner manipule la page d’un magazine avec une sérigraphie d’animal, colle la photomicrographie d’un cheveu sur la photographie d’une chouette prenant son envol, donne à voir le collage de photographies sous un cache…
Elle trouve et récupère des images réalisées par d’autres, des illustrations de livres chinés, aux thématiques aussi diverses que la médecine, le monde animal ou celui des jeux, des reproductions de peinture…
Elle les détache des ouvrages et en mélange, en tas, les « réalités distantes » à l’écoute d’une alchimie de la forme, d’un « dépaysement » construit de connexions fortuites, de dépendances nécessaires et d’affinités familières et étranges. Les images se font et, en source, en archive du regard, elle les transforme. Elle les découpe, aux ciseaux ou au scalpel, d’un geste précis qui isole et associe pour en poursuivre la composition vers une cohérence inédite. Elle les creuse et les façonne par un jeu de mise à jour et de contrejour iconiques, les transperce et les habille d’une découpe ou d’une tache pour faire apparaître ce qu’il y a derrière leur planéité, ce qu’elles cachent dans leur dos, l’écho spectral de leur forme, question poétique ou philosophique d’un au-delà de la surface, de l’image et de son exposition ? Tout cela, peut-être, tant la rigueur formelle, l’incontrôlé et l’imaginaire de l’espace se confortent mutuellement.
L’image en strates et en déplacements, superposés et entrelacés, dérange les signifiants en miroirs multiples, les conditionne d’une charge émotionnelle, peut-être d’un double magique, emportant les regards cachés dans une dimension de l’ailleurs : des mains en action, un bestiaire, des paysages désertés… trament et animent d’altérité singulière corps et portraits photographiés ou tirés d’histoires de l’art. S’en dégage une enquête de féminité critique.
L’énoncé-titre est un point de départ incertain, une suite de mots privée d’images en énigme à traduire entre la nuit du rêve et le jour de l’orchestration.
L’installation en déroule le film sur le long mur du Centre photographique, remémore, en inconnus, le dos d’une femme, un paysage et une tempête de neige, une tresse, la réalité et le virtuel d’un corps, des fluides (sang, drogue)… « (collage ? photographie ? peinture ?). Tout est triplé. » Comme dans tout protocole de recherches, la source est identifiée – les photographies trouvées proviennent de la collection d’Emmanuelle Fructus – ; son traitement, ordonné entre interprétation et invention, amalgame figuration et abstraction, hybride signes, symboles et liberté formelle, associant collages, découpes, déplacements, surimpression et inversion des silhouettes et des motifs, glitch par pixellisation et par taches, peinture.
Ce jeu de l’autre, familier et dérangeant, mis en espace entre implication et détachement de l’auteure, découvre et invente avec humour une critique singulière du sérieux de l’image, de l’artiste et de la création, du monde l’art et des expositions.