L’algérienne Baya, dont l’exposition est paradoxalement victime de son succès car le catalogue a vite été épuisé, se termine à Paris à l’IMA le 26 mars 2023 alors que commence celle de l’allemande Ursula au Museum Ludwig de Cologne (18-03 / 23-07 2023). La question se pose de savoir comment les étiqueter tant elles échappent au catégories usuelles de l’histoire de l’art. Baya et Ursula, femmes peintres connues sous leurs seuls prénoms, furent toutes deux repérées et acquises par Jean Dubuffet dans sa collecte de l’Art Brut. Sont-elles brutes, naïves ou tout simplement des artistes ? Ces expositions célèbrent chacune à leur manière un génie féminin sans frontières, à la fois littéraire et pictural, dévoilant un monde clos (Baya) et un univers infini (Ursula) où l’enfance reste la valeur dominante. Leur consécration concomitante donne l’opportunité de reconsidérer la valeur et la portée de catégorisations appliquées à des oeuvres et des parcours qui se révèlent en fait inclassables – et c’est heureux, tant leur liberté et leur réjouissante fantaisie sont séduisantes.
BAYA est le nom d’artiste de Fatma Haddad (1931-1998) dont la peinture naïve et spontanée à la gouache fit le miel de grands esprits épris d’orientalisme avant la guerre d’Algérie. L’exposition, qui suit un ordre chronologique et est complétée de documents, est émouvante comme l’est toute ouverture de l’art à des expressions simples et sans prétention. Encensée comme enfant prodige à Paris en 1947 lors d’une exposition conçue par Aimé Maeght, qui l’avait découverte et avait demandé à André Breton d’écrire un texte, Baya a conservé tout au long de sa vie la simplicité du dessin d’enfant tout en produisant de grands formats : bariolage de couleurs franches, mélange de figures avec absence d’échelle et figuration simplifiée avec des profils de femmes à l’égyptienne. Des représentations d’une nature décorative enjolivée, du jardin d’Eden ou du jardin arabe, qui font pénétrer dans un monde rassurant, protecteur, paisible et serein car exclusivement féminin.Un jardin est par définition un lieu clos. Aucun homme n’est représenté, et la guerre n’est jamais évoquée. La « fraîcheur » artistique de Baya n’était-elle due qu’à son âge ? Une part d’enfance se poursuit au travers de ses peintures qui montrent inlassablement des femmes, des fleurs, femmes-fleurs, des oiseaux et animaux divers dont les coloris et les motifs décoratifs rappellent ceux des broderies, tapis, robes et poteries kabyles.
Contes et légendes
L’artiste a bénéficié de bonnes fées : d’abord Marguerite Caminat, une française qui s’est occupé d’elle, a repéré son talent naissant, lui a permis de créer et d’exposer à Paris-chez Aimé Maeght qu’elle connaissait. La vie de Baya, petite orpheline recueillie qui fut très tôt reconnue comme artiste, tient du conte de fées, et elle en a conscience : ses dessins et peintures évoquent souvent des légendes ou des contes qu’elle inventait dont certains ont été publiés avec ses illustrations.
Artiste, puis femme d’artiste, Baya a épousé en 1953 le musicien de renom Hadj Mahfoud Mahieddine, est devenue mère de famille nombreuse avant de revenir à la peinture. Seul motif nouveau de ses peintures, des instruments de musique (oud, guitare) représentent peut-être l’univers masculin des orchestres, On aimerait entendre le rythme lancinant de la musique de danse jouée lors des fêtes devant ses peintures pour apprécier les correspondances entre leurs volutes décoratifs et les mélopées répétitives et langoureuses de la musique arabo-andalouse. Baya a bénéficié de multiples chances pour réaliser son anti-destin d’artiste et être reconnue d’abord en dehors de l’Algérie.
Le destin de Ursula (1921-1999) artiste allemande de dix ans son aînée, elle aussi femme d’un artiste, le peintre et sculpteur Bernard Schultze, est sans doute plus tragique car sa jeunesse se déroula pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle n’a pas choisi l’abstraction dominante à son époque et n’a peint que ses visions intérieures, des évocations proches du rêve parfois idylliques et souvent cauchemardesques.
Croissance cumulative
Son art d’autodidacte, plus raffiné et bien moins naïf que celui de Baya, explore des univers imaginaires à partir d’aléas convoqués par des pratiques moins traditionnelles qu’expérimentales, allant de la peinture à l’huile au dessin à l’encre de Chine, à l’aquarelle et à d’autres : grattages, collages en tout genre. Ursula tourne le dos à la réalité sans se revendiquer surréaliste. Ma peinture, dit-elle, habite mon esprit en attente d’être révélée. Elle fut exposée par Daniel Cordier à Paris, ville où elle aimait séjourner. Poète autant que peintre, elle écrit des poèmes en prose, est une fine épistolière, et invente pour ses tableaux des titres charmants, mots-valises ou formules qui font mouche : Mémoires d’un papillon, Papillon-Icare, Chat-Flamme, Le grand dîner des petits monstres, Paire d’amoureux toxiques…
Son oeuvre se déploie comme un papillon sortant de sa chrysalide dans cette immense rétrospective dont l’ordonnancement est moins chronologique que thématique et dont la démesure peine à donner la mesure de son talent surabondant, évoquant parfois le surréalisme de Max Ernst et allant jusqu’à des visions psychédéliques plus tardives où les personnages explosent ou se démultiplient. Ses productions figuratives prennent de l’ampleur, devenant des diptyques ou des triptyques, tandis que leur composition est plus aérée. Et Ursula ne se contente pas de peindre : elle crée des meubles imposants, des cabinets de curiosités, de grandes figures totémiques comme des marionnettes géantes…
Mythes culturels et mythologie personnelle
Dès ses premiers portraits moins de personnes existantes que d’emblèmes du féminin comme Jeanne d’Arc, Ursula explore de nombreuses légendes qu’elle subvertit : dans le tableau la Belle et la Bête, la Belle se transforme en arbuste fleuri. Pendant les années 60, Ursula a fait ses gammes en traitant de nombreux mythes bibliques ou grecs : Adam et Ève, la femme de Putiphar, Europe et le Taureau, les Trois Grâces, la Gorgone, etc…Puis elle invente ce que Harald Szeeman a nommé une « mythologie individuelle » où la fourrure lui sert de matériau de prédilection pour la Maison de Fourrure d’Ursula, une vaste tente mongole entourée d’un jardin planté de plumes d’oiseaux, installation devant laquelle elle fit une performance à New-York. Elle l’utilise aussi dans de nombreuses compositions ou collages. « Ursula », son prénom, en fait une petite ourse et l’ours est l’animal totémique des forêts, symbole de la sauvagerie et de la force brute, dont l’image est liée à la déesse de la chasse Artémis. Fascinée par les légendes anciennes, Ursula les illustre, les modifie et en invente de nouvelles avec une verve mythopoétique colorée souvent proche de Niki de Saint Phalle. Ses représentions de la Boîte de Pandore donnent la clef de sa créativité tout à la fois plastique et onirique : elle a ouvert la boîte sur le monde pour laisser se déverser tous les maux existants sans s’en plaindre. Sa culture littéraire et picturale est omniprésente dans ses productions, dont certaines sont des hommages explicites à des tableaux anciens, ce qui l’exclut de l’Art Brut, mais sa faconde, sa drôlerie et sa liberté sans filtre l’apparente aux créations de Jean Dubuffet qu’elle a fréquenté et qu’elle appréciait.