Massimiliano Gioni, commissaire de la biennale, a pris comme point de départ le projet longtemps ignoré de Maurino Auriti, italo-américain autodidacte, qui avait rêvé un musée encyclopédique réunissant l’ensemble des connaissances humaines. Cette idée utopique partagée par bien des penseurs et artistes est aussi au cœur de la Biennale de Venise, qui par des participations nationales et des événements collatéraux cherche à créer cette illusion optique d’un point de vue surplombant la création contemporaine.

Si la Biennale est initialement un événement fortement ancré dans le présent, cette édition était étonnement le lieu d’un regard sur le passé. Exposer le présent à travers le prisme d’un ancrage historique est un moyen d’échapper au vertige d’une création contemporaine multiple et éparse. L’exposition Palazzo Enciclopedico mettait ainsi à l’honneur des productions du siècle dernier aux marges du champ de l’art, comme le manuscrit calligraphié et illustré du Livre Rouge de Carl Gustav Jung ou les peintures d’Augustin Lesage, dans un dialogue avec des oeuvres interrogeant l’idée d’universalité. Grosse fatigue de Camille Henrot a été récompensé à juste titre. L’artiste fait surgir des fenêtres sur un écran d’ordinateur, chacune présentant des images ou de courtes vidéos se superposant parfois, le tout dans un rythme soutenu dominé par une bande-son slammée. Les images nous font assister à l’éclosion des couleurs sur la terre, au spectacle de la diversité animale, puis avec l’arrivée des hommes l’horizon se rétrécit à des bureaux austères, à des salles d’archives et à des corps empaillés. Le chant a alors une douceur mélancolique, avant de retrouver un rythme plus dynamique lorsque la caméra se fixe sur une table à dessin où une main trace le cercle infini du globe terrestre. Les images s’entrechoquent en formant une vaste narration guidée par le texte slammé, et font de cette oeuvre une véritable expérience de collecte du monde. Les échos sont nombreux avec Once upon a time (2002) de Steve McQueen présenté à proximité, ou avec l’installation de Gusmao et Paiva, et si les oeuvres d’art contemporain étaient finalement peu nombreuses, l’ensemble exposé choisi par Massimiliano Gioni faisait remarquablement sens. Mais en présentant ces œuvres aux marges d’objets ou de dessins d’art brut, en revendiquant l’idée d’un acte créatif prenant forme dans les méandres d’une subjectivité peu consciente d’elle-même, ce Pallazo Enciclopedico posait un regard en décalage avec tout un autre pan de l’art contemporain.

Des pavillons nationaux, il en ressort tout d’abord un hiatus entre les artistes profitant de grosses productions, et ceux qui ne les ont (ou ne les souhaitent) pas. Il y a une dizaine d’années, Anri Sala faisait des vidéos dans l’esthétique simple et efficace des oeuvres exposées dans le pavillon serbe (comme les Musical Diaries de Milos Tomic), alors qu’aujourd’hui sa pièce certes captivante, Ravel Unravel, jouant très finement avec deux interprétations d’une pièce de Ravel pour main gauche, souffre d’un dispositif monumental immobilisant les corps et les regards. Présentées au sein d’une impressionnante chambre anéchoidale, les deux vidéos fixées l’une au-dessus de l’autre sont desservies par leur installation. A l’inverse, dans une petite salle de côté, on voit une dj filmée dans le pavillon désert pendant qu’elle se livre à une performance musicale à partir des enregistrements musicaux. Les mouvements de son corps isolé dans cette architecture sont d’une grande intensité. A côté, le pavillon japonais de Koki Kanaka, centré sur l’idée de collaboration et réutilisant une scénographie existante, marquait les esprits par sa capacité à s’inscrire dans un paysage politique actuel et à prendre ses distance avec les mécanismes du marché de l’art si présents à Venise.

En récompensant Tino Seghal pour la voie qu’il a ouverte dans la création contemporaine, dont la performance (des hommes et femmes se livrant à des expériences chamaniques) dans le Palazzio Enciclopedico pouvait sembler doucement ironique face à l’accent mis sur l’art brut, le jury a aussi récompensé le pavillon roumain. Les artistes Alexandra Pirici et Manuel Pelmus ont construit une histoire immatérielle de la Biennale de Venise en évoquant des pavillons par des actions collectives. Avec humour et ironie, des performeurs ravivent la mémoire des visiteurs chevronnés, les entraînant dans un jeu pour reconnaître ce qui n’est que suggéré, et interrogent les procédés de transmission de l’histoire de l’art.

Enfin, il ne faut pas aller à Venise cette année sans visiter la reconstitution par Germano Celant de When attitudes become form : Bern 1969/Venice 2013 dans la fondation Prada. Dans un dialogue fécond avec Thomas Demand et Rem Koolhaas, l’exposition réussit à rendre visible dans l’espace les deux lieux, Berne et Venise, les deux époques, 1969 et 2013, et à inscrire le vis-à-vis entre les oeuvres conservées, celles réénactées, et celles absentes aujourd’hui. Si des expositions sur l’histoire de la performance ont déjà posées ce type de questions, il est tout à fait passionnant de les élargir à l’histoire de l’exposition, tout aussi facilement mythifiée parce qu’éphémère. Confronter le public à des oeuvres emblématiques d’une époque et à un commissaire devenu une véritable figure, Harald Szeemann, tout en mettant en perspective le procédé de la réactivation par une mise en abîme des différents espaces fait de cette exposition un événement à ne pas manquer. Mais que cet événement ait lieu dans une fondation privée, qu’elle soit sur-protégée par des gardiens très nombreux et que les galeries soient si présentes dans le projet peut aussi interroger sur les intérêts marchant d’un tel procédé de réactivation. Espérons qu’il ne devienne pas système, car à mettre trop l’accent sur l’histoire d’un côté et sur les marges de l’art de l’autre, le risque pour une Biennale censée porter un regard sur la création contemporaine est de rater son objet.