La dimension critique du réseau

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Biennale de Venise 2017 – Les sols des pavillons : ornement ou inscription du collectif ?

L’ouverture de cette nouvelle édition de la Biennale de Venise a battu son plein avec une forte concentration de professionnels et un nombre croissant de visiteurs que cherchent souvent à capter les œuvres soit par leurs aspect spectaculaire et attractif, soit dans la confidentialité d’un nombre limité de places. Un élément marquant de certains pavillons était le soin particulier apporté à leurs sols, alors intégrés aux œuvres. A-t-on à faire à un accessoire scénographique supplémentaire ou à un véritable parti pris artistique ?

Assurément, selon Gilles Lepovetski et Jean Serroy dans L’esthétisation du monde,(1) le monde de l’art vit et s’exalte au rythme d’un « capitalisme artiste ». Dans cet ouvrage, les deux auteurs pensent un art qui ne se limiterait plus aux œuvres « désintéressées » destinées aux musées ou aux galeries mais s’allierait au commerce et à la consommation, à la communication, à la valorisation du patrimoine, se prêtant ainsi comme divertissement pour le plus grand nombre. Cet art ne vise plus tant à créer une expérience élitiste de l’Absolu, dans la vénération ou le recueillement, mais à faire profit, à stimuler la visibilité au travers de plaisirs passagers, de sensations fugaces, faciles, sans cesse renouvelés et n’exigeant aucun apprentissage, aucune compétence, aucun enracinement culturel spécifique. En ce sens, la frontière entre art de création et arts commerciaux se brouille. Ensemble, ils forgent un univers des apparences, de formes surprenantes, stylisés, idéalisant les sentiments et nourrissant les imaginaires.

Le « capitalisme artiste » est celui d’une séduction des sens au travers d’une mise en scène totale de la consommation et de nos cadres de vie où on privilégie l’hédonisme : design polysensoriel, concept store, théâtralisation des lounges bars, articles de mode griffés mêlant art et luxe, événementiel des grands groupes, tourisme thématique et scénarisé. « Il n’y a plus de « grands discours » de l’art, écrivent-t-ils, plus de visée ontologique, plus de vision eschatologique, plus de grands enjeux, plus de sens lourd. On a le sentiment que triomphent l’arbitraire individuel, le gadget inessentiel, l’escalade des surenchères, le nouveau pour le nouveau. »

Aussi, la compétition et la course à la visibilité de la Biennale (ou de n’importe quelle manifestation internationale) stimulent-elles une prospective de nouvelles formes scénographiques, où viennent se rebattent les cartes du spectacle vivant, de l’architecture et du design, et derrière lesquelles se camouflent parfois le déjà-vu de l’histoire de l’art.

Mais, si elle se prête au spectaculaire ou à l’inédit sensationnel, la matière sensible de l’œuvre pose avant tout la question de son possible partage. Ce partage est bien sur celui d’une intersubjectivité avec le spectateur mais c’est aussi celui d’une communauté du sentir, traversée aujourd’hui par les courants complexes du local et du global. Et c’est ici à Venise, dans les expositions nationales des Giardini, que serait requise une réflexion sur le collectif et la naissance politique du nous.

Cette année, certaines propositions curatoriales et artistiques ont prêté un soin particulier aux sols des pavillons : terre battue, verre ou matière inédite, le spectateur est invité à faire couler son regard le long de ses pieds. Distincte de l’œuvre-environnement tirant son modèle dans la modernité et privilégiant une « expérience totale », l’œuvre se prolongeant au sol n’est pas non plus le souci de l’in situ des années 60 et de son inscription dans l’espace réel, conditions économiques, politiques, sociales de son existence comprises.
On pourrait chercher à faire des pronostics hasardeux sur ce qui pourrait devenir une tendance du goût contemporain. L’attrait récent envers les tapis et la tapisserie – manifeste lors de la 13ème Documenta – ne serait pas seulement une ouverture vers l’artisanat, mettant à l’honneur des savoirs-faire non spécifiquement occidentaux, qu’un jeu de retournement de l’horizontal et de la verticale des murs, venant par là présager cet intérêt pour le sol de nos expositions.

Le plus prudent est de constater le glissement du point d’équilibre du mur vers le sol. En effet, le sol procurerait des sensations inévitables puisque occasionnées par la marche et la déambulation du spectateur – sensations encore peu explorées par le monde de l’art. Si la marche s’attire les nobles questions du rapport au territoire, si le rapport a la terre renvoie à la nature et sa fragile définition face à la culture, le sol quant à lui – carrelage, dalles ou moquette – paraît le parent pauvre… n’en déplaisent à Carl Andre ou à Sol LeWitt. Relégué à des choix secondaires, considéré comme purement scénographique, il semble ici passer au premier plan de la lecture de l’œuvre. Car c’est bien à la Biennale de Venise – dans une tradition de réflexion sur le collectif – que le sol pourrait apparaître comme le plus petit dénominateur commun d’un vivre ensemble.

Au pavillon égyptien, on pose ses pieds sur une terre battue mêlée à des brindilles de paille, venant introduire le polyptyque video de l’artiste Moataz Nasr. Dans cette vidéo on découvre l’histoire d’une jeune femme, personnage-miroir de nos instincts premiers. Le sol semble avoir été mis en place dans le prolongement du village rural où se situe l’action, comme accessoire rhétorique de la pièce au même titre que le seraient les estrades en bois installées face aux vidéos de Jordi Colomer (pavillon espagnol).

Le soin apporté au sol semble faire plus spécificité au pavillon japonais. L’artiste Takahiro Iwasaki et le commissaire Meruro Washida y ont rassemblé des œuvres mettant en exergue la surface de l’eau. Suspendues dans le white cube du pavillon, des maquettes en bois de temples bouddhistes se dédoublent comme vus symétriquement au travers d’un possible reflet dans l’eau. Ces architectures atemporelles sont confrontées à des sites industriels miniaturisés de forage, étagés sur des tables et évoquant quant à eux l’exploitation des richesses maritimes tout autant que la crainte de leur dysfonctionnement dans une marée noire. On s’arrête sur la surface luisante, noire et inquiétante de ces paysages comme on est attiré par un cratère de chiffons et de serviettes creusé par l’obscurité d’un trou dans le sol. Le spectateur qui s’est infiltré par une deuxième entrée l’amenant sous le pavillon et l’invitant à glisser la tête dans ce trou, appréhende ainsi l’espace autrement, au ras d’un sol devenu horizon. La tête entourée de montagnes de tissu, il se trouve au beau milieu d’un massif inédit, comme prisonnier de cette mer intérieure et renforcé par un point de vue singulier sur les peurs japonaises d’un sol indomptable, risquant à tout choc des plaques tectoniques de devenir comme liquide, engouffrant tout.
Toutefois, si l articulation d’une pièce à l’autre semble remplie des bonnes intentions d’un recul critique, l’expérience de passer la tête par cette étrange ouverture, sous les regard de visiteurs ayant souvent leurs téléphones à la main – et donc leurs appareils photo – peut être vu comme un dommage collatéral grinçant non annoncé dans le dossier de presse. Après avoir tant attendu dans une file menant sous le pavillon japonais, on passe la tête, surpris de se trouver nez à nez avec d’autres spectateurs, eux aussi tout aussi surpris mais également amusés. On est alors intégré dans une sculpture vivante, au même titre que le souhaite Erwin Wurm au pavillon autrichien, l’humour en moins.

C’est aux pavillons israélien et brésilien que revient une plus juste distanciation par rapport à la transformation du sol. Au pavillon israélien, l’artiste Gal Weinstein épaulé par la commissaire Tami Katz-Freidman proposent l’installation à même le sol de plaques de laine de verre altérées, imitant la moisissure. Posées sur toute la surface du pavillon, elles entrent en résonance avec les autres œuvres. Leur matière granuleuse se poursuit dans le grain révélé d’un document photographique placé au mur, image présumée d’un champ de bataille où dieu arrêta la course du soleil pour favoriser la victoire des siens, image venant rejoindre un fameux ouvrage de 1973 prônant la présence de l’état israélien sur le sol qu’il occupe. Plus loin dans l’exposition, les constellations de moisissure dans le café installé dans le sol évoquent les tâches de lumière des vues satellites nécessaires aux calculs des tirs de missile. La sensation inonde tout l’espace, celle de l’odeur forte du café, celle de ces agrégats de matière à la mesure de tâches libérées d’une éventuelle identification et de tout sens, celle de cette énorme nuage sculpté d’après un tir de missile. Le transport d’une dimension à l’autre se fait par analogie formelle de texture et de matière. Certes, il s’agit d’une claire mention aux questions géopolitiques auxquelles se confronte Israël. Le propos de cette exposition pointe la volonté humaine, son désir de maitriser l’espace et de parcelliser le territoire. Toutefois, les effets plastiques, dans cette contagion organique des différentes dimensions, y intercalent les effets imprévisibles d’une matière et de sa constante transformation, rendant vaine toute tentative d’emprise absolue sur les choses.

Dans le pavillon brésilien, l’artiste Cinthia Marcelle et le commissaire Jochen Volz se sont vus décernés une mention spéciale du jury pour l’exposition Hunting Ground. Il y est également question du transport métaphorique d une forme à l’autre. On associe des cailloux blancs à des œufs en fil noir de même taille, on hésite à reconnaitre un ensemble de drapeaux ou de torches là où l’artiste titre « forêt », on pense à un serpent face à un cordage noir posé au sol. Celui-ci, constitué de grillages, s’incline comme le ferait un toit imaginaire sur lequel l’équilibre des corps est le seul indice de verticalité. Tout en haut, dans la seconde salle du pavillon, on accède ensuite à un moniteur diffusant la video d’un groupe d’hommes campés sur un toit. Ils attendent, prêts sans aucun doute à livrer combat, à tenir la poche d’une révolte dont on ignore le lieu et la cause mais faisant douloureusement écho à la situation actuelle du Brésil. En suspension, des cailloux blancs sont coincés dans la grille du sol. On y marche dessus. On pense aux projectiles que ces hommes pourraient lancer du haut de leur toit. On avance sur la grille inclinée dans un équilibre précaire, sensation procurée par l’œuvre et métaphore de ceux dont la stature est menacée.

Le sol et les effets esthétiques créés dans les différents pavillons dénotent dans certains cas une réelle préoccupation de penser le nous, de refonder dans la sensation partagée un possible lien à l’autre. Pourtant si le droit du sol paraît obsolète dans les discours des montées identitaires nationales, il est présent sans dire, il porte à la sensation sans poser du discursif. Le sol, comme ce qui se partage mais qui s’ignore comme tel. La présence effective d’un travail des sols serait-elle l’inévitable seuil d’une marche qui hésite à chaque pas ?

1 Gilles Lipovetski et Jean Serroy, L’esthétisation du monde, vivre à l’âge du capitalisme artiste, Pairs, Gallimard, 2013.
2 Idem, p. 116.