Révélation des Rencontres photographiques d’Arles de l’été 1995, l’oeuvre photographique
de Roger Ballen, consacrée aux petites communautés blanches de l’Afrique du Sud, fut popularisée dès 1997 en France par la publication d’un Photo Poche Société (intitulé Cette Afrique là). Ces images dressaient un constat implacable de la société de l’Apartheid, à l’opposé de la vision idyllique, généralement attachée à la région du Platteland.
Regard hébété d’un gardien de prison sans doute abruti par l’alcool, regards complices et à la fois soupçonneux de frères jumeaux aux chemises maculées de sueur, dont les visages grossiers, comme taillés à la serpe et mal recollés, n’ont rien d’avenants : la justesse du cadrage serré, le choix de la frontalité, permettaient d’épingler les tares ataviques dues à la consanguinité. Ces individus chétifs et difformes sont issus de modestes communautés blanches, celles, notamment, de Boers ayant vécu trop longtemps vécu en vase clos dans leur univers rural. Avec la fin de l’Apartheid, les dominants sont devenus les perdants, surtout les petits blancs. Les images de 1982 l’annonçaient ; implacablement, celles de la fin des années 1990 le confirment.
Le Photo Poche reflétait déjà une évolution dans ce travail fortement influencé par le style documentaire de Walker Evans. Le classicisme de ces photographies carrées (Ballen utilise un Rolleiflex 6 x 6) en noir et blanc était de plus en plus emprunt de subjectivité. Une décennie plus tard, la galerie Kamel Mennour vient de présenter un travail plus inquiétant et personnel que jamais. S’il évoque toujours autant l’univers de Diane Arbus, il évoque aussi de plus en plus celui de Ralph Eugene Meatyard. C’est une fois de plus un vrai choc visuel.
Celui qui, selon Lionel Murcott, « a parlé de clouer un homme contre un mur pour en extraire l’essence » nous livre désormais une étrange forme d’art brut photographique : un art brut qui aurait contaminé le style documentaire. Belle maladie que celle-là ! Froissés, fissurés, fracturés, au bord de l’effondrement, les corps et les visages le sont autant que les architectures, leurs pans de murs. Ca et là, des signes cabalistiques et des dessins enfantins, simples et maladroits, des reliques d’animaux telle cette tête de zèbre, des gris-gris ornent les planches. Un enfant et un chien dorment à même le sol…
L’on pouvait déjà deviner dans les photos plus anciennes la présence sourde et menaçante d’un drame plus intime, autobiographique. Face à ces images, l’on a souvent l’impression de rester à la porte d’une étrange chambre décorée par un enfant capricieux et peut-être dérangé. Impossible d’en franchir le seuil. Quel mystère recèlent donc ces pièces fermées, dont les dessins et les trophées semblent investis d’un pouvoir magique et interdire l’entrée ? Quelle essence ? Celle de la condition humaine, et comme cela a souvent été écrit à propos d’Arbus et de Meatyard justement, du portrait d’autrui en forme d’autoportrait ?