Pour sa sixième édition le Mois Européen de la Photographie à Luxembourg
présente une vingtaine d’expositions de caractère international sur le thème « Body Fictions » où sont majoritairement invitées des femmes artistes dont beaucoup de jeunes créatrices. Cette sélection manifeste à la fois le dynamisme des études de genre et des biotechnologies. Elle montre une remise en question systématique des modèles corporels institués. Elle met en place diverses fictions de soi jusqu’à leurs conséquences documentaires et montre aussi différentes formes de pratiques d’images performatives.
Les éditions Café Crème, dirigées par Paul di Felice et Pierre Stiwer ont d’abord organisé les Semaines européennes de l’image, entre 2002 et 2006 avec l’appui de l’Institut français. Depuis 2007 elles mettent en oeuvre tous les deux ans le Mois européen de la photographie Luxembourg (EMoPLUX) avec les villes du réseau European Month of Photography. Parmi celles ci on trouve le Kulturprojekte de Berlin, le Mois de la Photo Hongroise, le Mois de la Photo d’Europe Centrale à Bratislava, le Kunst Haus de Vienne et la Maison européenne de la Photographie qui semble vouloir prendre de la distance avec ses partenaires depuis l’arrivée de Simon Baker. La reconnaissance de ces initiatives se manifeste dans la participation de toutes les institutions luxembourgeoises : le Casino Luxembourg , le Mudam, le Musée National d’Histoire et d’Art, l’Abbaye de Neumünster, l’Espace Carré Rotondes, le Cercle-Cité, la Villa Vauban et le Musée de la ville. Bien qu’ainsi dispersée la programmation fait preuve d’une réelle cohérence thématique.
1)Remise en question des rôles sexués.
Corinne Mariaud confronte dans Fake i Real Me les portraits de jeunes femmes asiatiques ayant subi des interventions chirurgicales et cosmétiques à ceux des Flower Beauty Boys qui accentuent leur caractère androgyne par leur habillement et leur maquillage. Faisant la couverture de la manifestation SMITH qui s’affirme maintenant au masculin dans la revendication de ce seul patronyme n’a de cesse de questionner le genre et les alternances binaires du masculin au féminin. Elle les traduit aussi dans l’ambiguïté des titres de ses séries tel Desideration désir et sidération mêlés ou Traum entre rêve et trauma.
2) Critique des modèles
a)Kitsch et provocations. L’érotisme acidulé d’Avida Byström se diffuse via Instagram, elle le pousse dans son plus mauvais goût. Maisie Cousins se joue des métaphores fruitières et gustatives pour dispenser une iconographie sexuelle haute en couleurs. Juno Calypso développe un univers rose et noir fait de miroirs et de luxe où le corps se déforme. Les collages numériques de la polonaise Weronika Gesika, dans leur drôlerie outrancière ont reçu le prix Arendt et Medenacht. On peut principalement y lire une critique efficiente de la famille nucléaire, père mère enfant.
b)Une contre-mémoire des images. Trois artistes s’attaquent par la fragmentation et la dislocation du corps à des clichés anciens dont l’esthétique continue de véhiculer les présupposés idéologiques. La suédoise Eva Stenram crée des caches de tissus sur des images érotiques pour en dissimuler les attraits les plus sexuels. Eva Schlegel réinterprète elle même en les floutant ces attitudes de séduction banalisées. Caroline Heider opère de simples pliages sur des images de mode, y compris de grands créateurs comme Steichen, pour en dissimuler l’identité du modèle ainsi que la réalité corporelle.
3) Esthétique des biotechnologies
Si les multiples pratiques photographiques sont représentées le Casino présente trois oeuvres vidéo qui explorent autrement les évolutions récentes de modification du corps. SMITH parcourt les différentes applications internes des Spectrographies et des caméras thermiques. ORLAN quant à elle fait se mouvoir son écorché numérique. Yuri Ancarani rend hommage à Da Vinci et à son chevalier automate en filmant l’intérieur du corps où le sang est devenu bleu.
Le même Forum d’Art contemporain accueille l’installation interactive de Karolina Markiewicz et Pascal Piron Fever. Elle reconstitue en réalité virtuelle des hallucinations fébriles, ce qui permet à chaque spectateur techniquement équipé de voir de multiple spectres de mains flotter autour de lui. Matthieu Gafsou,lui aussi candidat du prix Arendt et Medenach, développe divers aspects du transhumanisme d’un point de vue scientifique critique.
4) Le performatif
La mise en activité de son propre corps permet d’en modifier les apparences, cela se passe souvent comme signe de la fin de domination du regard masculin. Cela se vérifie dans les tirages noir et blanc de Carine Brandes comme dans les performances de Claudia Huidobro dont les membres manient cadres vides et miroir quasi aveugles. Elina Brotherus toujours en quête d’une esthétique picturale appropriée à l’image montre à la Villa Vauban un ensemble de séries d’une grande cohérence et d’une vraie sensibilité ou des images performatives minimalistes rejouent les variations de l’artiste et de ses modèles.Plus proche de la danse Katrin Freisager cadre des corps chorégraphiés dans une proximité scénique indistincte. Mike Bourscheid interprète un rôle distancié de premier danseur contemporain dans sa série au titre humoristique You inherited that from your father ! We dance our name ! C’est à cet immense danseur et chorégraphe belge Jan Fabre que le cinéaste Pierre Coulibeuf consacre son installation The Warriors of Beauty.
5) Fictions de soi.
a) Dans l’intimité.
Cristina Dias Magalhaes tente de façon très sensuelle dans Embody de retrouver les lieux de ses émotions les plus personnelles liant le corps vécu et la nature. La française Alix Marie vivant à Londres enveloppe le corps de surfaces qui le transforment autant qu’elles le protègent. En tirant certaines images sur des tissus dont on fait les bas de femme elle leur donne une plasticité différente. Jorge Molder avec sa dernière série d’auto-représentation continue de déformer ,il l’affirme Malgré lui, son visage et sa silhouette surgissant du fond noir du tirage très contrasté.
b) Dans l’Histoire récente.
La Toya Ruby Frazier née en 1982 a dans sa première série The Notion of Familly qu’elle a produit de 2001 à 2014 pris pour modèles, les trois générations féminines de sa famille, sa grand mère, sa mère et elle vivant dans la ville de Braddock, banlieue de Pittsburgh. Dans ce passage de l’intime à la fiction documentaire, elle a poursuivi sa quête de la singularité de sa région avec On Making of Steel, Genesis. Pour cela elle a collaboré avec Sandra Gould Ford photographe et écrivaine qui a longuement photographié l’aciérie où elle a travaillé. Dans cet ensemble elle mêle photo pure , photo texte et réinvestissement plastique de documents. Elle définit ainsi son action : « L’activisme prend place quand des images de quelque chose qui n’était pas visible deviennent disponibles ». Elle exerce pareillement pour répondre à la commande dans le Borinage en Belgique avec cette série Et des terrils un arbre s’élèvera. Fictions intimes et documentaires se conjuguent dans une grande exigence dont l’impeccable accroche du MUDAM témoigne à merveille.