En marge de la Monumenta au Grand Palais, Christian Boltanski a réalisé une installation au Mac/Val, dont le titre nous signifie qu’elle se passe délibérément Après la première. Là où la terrifiante installation du Grand Palais met en scène une main de Dieu qui saisit au hasard, en une version moderne de la danse macabre qui entraîne tout humain sur son passage, celle du Mac/Val joue sur des aspects plus intimistes de la mort et de la disparition du corps.

L’espace alloué à l’artiste ressemble peu aux lieux qu’il affectionne, généralement froids ou poussiéreux, puisqu’il s’agit d’un immense white cube. Pour y rentrer, il faut traverser un rideau sur lequel se projette une vidéo de foule nous regardant, et notre ombre finit par s’imprimer sur ces visages au fur et à mesure que l’on avance. Après la foule, le vide et le silence, puisque nous pénétrons dans une salle plongée dans l’obscurité, dans laquelle l’artiste a disposé de grands cubes recouverts d’un tissu solide en plastique noir qu’une soufflerie discrète anime. Un son très ténu, de l’ordre du chuchotement, émane donc de ces étranges blocs, qui semblent nous caresser quand nous passons à proximité. La disposition n’est pas sans évoquer le mémorial de l’Holocauste à Berlin, où les stèles finissent par perdre les visiteurs qui s’y promènent. Au détour de ces tombeaux opaques (puisqu’il faut bien désigner ce qu’ils connotent), le spectateur tombe nez à nez avec des personnages, que l’on avait déjà pu voir dans l’exposition de l’artiste Prendre la parole à la galerie Marian Goodman en 2005. Les capteurs ont cependant été sophistiqués et les phrases modifiées. Là où les personnages – qui ne sont pas sans faire penser aux arpenteurs de l’installation Gute Nacht de la Nuit Blanche 2008 à Paris – affirmaient auparavant des assertions à la première personne, ici c’est la voix de l’artiste qui pose une question. À chaque personnage différente, celle-ci commence toujours par « dis-moi », comme un étrange questionnement enfantin.

Ces interrogations concernent l’instant même de la mort : « Dis-moi, as-tu souffert ? », « Dis-moi, voulais-tu que cela finisse ? » ou encore « Dis moi, as-tu chié sous toi ? ». Si cette dernière a pu choquer des spectateurs, c’est qu’ils avaient oublié à quel point la mort est un scandale. Elle est scandaleuse parce qu’elle soumet les hommes au hasard (la fameuse main de Dieu du Grand Palais). Que l’on se rappelle le pari passé avec la mort par Boltanski, qui confia sa vie en viager à un homme qui, dit-il, n’a jamais perdu. Scandaleuse, la mort, mais également honteuse dans nos sociétés modernes, pour l’artiste. En 1969, au tout début de sa carrière, il écrivait dans un opuscule bricolé par ses soins (Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance) : « On ne remarquera jamais assez que la mort est une chose honteuse. » C’est parce que justement on ne veut plus voir les corps morts, la fin de vie, la maladie ou la souffrance, qu’une telle question est posée, au risque de paraître d’une violence décalée par rapport aux autres questionnements, plus placés sous le signe de l’affect, comme l’émouvant « Dis-moi, as-tu laissé un amour ? ».

Il faut préciser par ailleurs que la mise en scène de ces arpenteurs est glaçante : les lampes de bureau qui leur servaient de tête dans Prendre la parole ont été remplacées par des tubes de néons blancs, aveuglant le spectateur qui voudrait s’en approcher de trop près. Les yeux s’adaptant mal à la faible luminosité du lieu, le contraste n’en est que plus frappant.
Et, lorsque le labyrinthe de blocs mouvants est dépassé, le spectateur se heurte à une installation lumineuse bien peu commune dans le travail de l’artiste, plus porté vers les éclairages à faible voltage : c’est le mot « après », dessiné en ampoules de fêtes foraines qui clignote devant nos yeux. Un moyen de nous rappeler que l’art n’est qu’un mensonge, qui donne à voir la vérité (une idée très souvent reprise par l’artiste dans ses déclarations). Le décalage entre ce décorum de foire du Trône et les miroirs noirs qu’il éclaire à ses côtés n’en est que plus grinçant. Ces miroirs, disposés tels des photographies de famille sur un pan de mur, reflètent le spectateur, sur le visage duquel clignote rouge, vert ou bleu, « après ». L’absence de photographie n’est pas anodine chez Boltanski, qui a expliqué de nombreuses fois que l’on meurt deux fois, la première quand on s’arrête de vivre, la seconde lorsque quelqu’un regarde une photographie de nous, et que plus personne ne sait de qui il s’agit.

Une dernière partie de l’installation se situe plus haut, dans la lumière : un escalier nous mène à une plateforme d’où nous pouvons regarder l’installation de haut, et les visiteurs qui déambulent dans ce dédale. Puis, derrière un nouveau rideau, d’immenses regards nous scrutent avant de laisser place à une cabine d’enregistrement des battements de cœur. À l’encontre de la plupart des œuvres de l’artiste, où l’émotion se mêle d’interrogations existentielles, ces cabines ont de quoi rebuter tant leur aspect médical (voire administratif) est mis en avant. Ticket à prendre, appel de numéros, fausse salle d’attente, assistants vêtus de blouse, désinfection de l’instrument à l’alcool. Autant de précautions prises pour rappeler au spectateur que l’acte d’enregistrer son cœur n’est pas anodin. En grimant le monde médical aseptisé qu’il rejette tant, Boltanski nous confronte à la vision moderne de la mort, dans une chambre blanche d’hôpital.

À chacune de ses installations, Boltanski réussit à transformer des éléments qui existaient déjà (les arpenteurs de chez Goodman en 2005, les containers d’une exposition à Darmstadt en 2006, les miroirs noirs de la maison rouge en 2008) et les réunifier dans des œuvres complexes. S’il est si difficile de les évoquer, c’est que, à l’instar des visiteurs bouche bée devant la mâchoire mécanique du Grand Palais, elles n’incitent pas à la discussion, mais d’abord à l’émotion.