Bruno Debon, Les photos à l’I-phone d’un photographe vigneron

Photographe vigneron, ou vigneron photographe, comme on voudra, Bruno Debon déploie désormais, après avoir longtemps pratiqué la chambre et le Rolleiflex ainsi que le Polaroid amateur et la box 6×9 cm, sa sensibilité nomade, tout autant héritière de la Beat Generation que de la longue tradition de la photographie dite « documentaire », dans les pixels de son smartphone. Les outils ont changé, mais l’errance visuelle persiste, et s’enrichit même d’une dimension poétique nouvelle…

Je croyais dès 2005 à une paradoxale réincarnation par les pixels des téléphones mobiles, et n’ai d’ailleurs pas changé d’avis : « Il y aussi ce gigot ficelé photographié par Bruno Debon avec son téléphone. L’image pixelisée à l’extrême fait, de manière inattendue, retour vers la chair, comme un gant/une enveloppe de pixels froids et synthétiques à l’extérieur retourné soudain vers les blessures et les plaisirs du corps. Une réincarnation et évocation de la chair paradoxale (la bête est morte et dépecée) à la manière du Bœuf écorché (1655) de Rembrandt ou des natures mortes réalisées au moyen format par Yves Trémorin il y a une quinzaine d’années : stigmates de blessures, sang qui coule, les pixels réincarnants dégoulinent de cette dimension charnelle si ambivalente, où, comme l’a si bien décrit George Bataille, la souffrance cohabite toujours avec la plaisir, la vie avec la mort, la naissance, la sexualité et l’inéluctable décomposition… […]

Debon a interrompu son activité photographique pendant dix ans après avoir […] beaucoup pratiqué le Polaroid SX 70 [et] il a redécouvert le plaisir de photographier grâce à son téléphone mobile ! Et ses images sont aussi un déni évident à la volonté de dominer visuellement le monde, mais au contraire, de le laisser advenir dans tout ce qu’il a de trivial, « brut », et aussi banal que séduisant… » (http://www.lacritique.org/article-du-polaroid-a-la-photophonie, 5 avril 2006) écrivais-je il y a presque vingt ans déjà à propos des photographies réalisées au téléphone mobile par Bruno, pionnier à mon sens en France en la matière avec Marc Donnadieu.

Au début des années 2000, avant l’invention de l’I-Phone en janvier 2007, les premiers photophones, souvent à clapet, tendaient à la miniaturisation et proposaient des images fortement pixelisées. Ce n’étaient pas encore ces véritables micro-ordinateurs de poche tellement addictifs et polyvalents, véritables couteaux suisses technologiques, dont le format a progressivement augmenté au contraire tels qu’on les connaît sous le nom de smartphones aujourd’hui !….

L’un des piliers de Foto Povera créée en 2005, Bruno a beaucoup pratiqué dans sa période argentique, outre le Polaroid amateur, la box 6 x 9 cm (premier appareil amateur de l’histoire de l’histoire de la photographie, créé en 1888 par George Eastman, fondateur de la mythique firme Kodak) – c’est ce qui était exposé et publié d’ailleurs lors de l’exposition inaugurale du collectif à Sallaumines la même année. Admirateur de l’Américain Richard Avedon et du trop confidentiel Belge Marc Trivier, il a beaucoup pratiqué la chambre 4×5 inches et surtout le Rolleiflex 6×6 cm bi-objectif.

En 2020, Bruno confiait sur mon blog, sous le titre de « 1/2 tranche de vie et Vanités gourmandes » : « Perles et poussières en élevage sous un pin face à la mer / Foto Povera pour moi c’est d’abord une aventure éclairée par Yannick épaulé tour à tour par Jean-Marie Baldner, satellisé par les éditeurs et revue critique et numérique.

 C’est avant tout une énergie créative qui procède encore en soustraction positive / Une poésie lumineuse qui dérive plus qu’elle ne drague pour recueillir écumes et pollens plutôt que catalogue et cimaises des grands musées !

Nos kouroīs sont des soldats de papiers comme ce tronc d’eucalyptus amputé et gisant sur ce trottoir d’ Ermiioni en Grèce. 

L’effondrement des Vanités nous oblige à la reprise du souffle que je crois Foto Povera incarne toujours…

 Naviguons encore les amis ! »

Héritier aussi de Robert Frank dont il partage le goût pour l’errance visuelle et l’expérimentation, Bruno m’envoie en prévision du présent article ses nouvelles images par e-mail, ainsi légendées comme on taperait des titres à la machine à écrire, dans un lent staccato mécanique, mais désormais la saisie est numérique : « Picture the time/Ne pas raccrocher/Par les collines/Comme punaisée au mur (Soulac-sur-Mer)/Fake News… » Porteurs de poésie, les mots sont importants pour Bruno, jamais redondants et excèdent le statut de simples légendes. Il a bien sûr en tête les mots très simples gravés dans la gélatine de ses polaroids par Frank au Canada, dans sa maison de Mabou, au milieu de paysages souvent enneigés…
Photographe des marges techniques comme existentielles de la photographie, volontiers contemplatif, Bruno laisse vagabonder son œil sur les personnages, animaux et les paysages ruraux du Var où il exerce sa vocation de paysan, mais aussi ceux de ses voyages en Italie, au Portugal et en Grèce.

Désormais il recourt aux différents filtres que propose en post-production son I-phone, sans toutefois céder aux sirènes de l’esthétisme d’effets visuels spectaculaires, ce sont juste de malicieuses et infimes manipulations. Un sens du collage parfois qui se manifeste notamment dans cette image plus vraie que nature montrant pourtant un faux feu de camp ! Cette image résonne comme une incantation aux forces primitives de la nature que Bruno tente d’apprivoiser dans son activité de paysan ; une activité lente et au long court comme son activité de photographe.

Ces nouvelles images photophoniques accusent un penchant pour le monochrome, mais n’excluent pas pour autant, ça et là, la couleur. L’opposition traditionnelle entre couleur et noir est blanc dans une même série est un clivage depuis longtemps dépassé, le photographe le sait. Ainsi ce bunker du Mur de l’Atlantique à Soulac-sur-Mer orné de graffiti est saisi dans ses couleurs doucement délavées, hors du temps.

Un portrait de moi lors d’un de mes séjours varois dans son cabanon de Châteaudouble assis à une table en bois que le photographe a joliment surnommé « La Table des amis » – ce havre de paix provençal où j’ai tant écrit sur la Foto Povera et me suis consacré à tant d’autres publications, à la photographie aussi – me montre à l’arrière-plan derrière des pommes de pins ramassées dans la forêt, légèrement flou : une présence fantomatique, légèrement onirique, à l’image de ce dessin tracé sur la buée du miroir de la salle de bains dans une autre image après l’un de mes départs.

Bruno aime décidément la matière du bois – dans une autre vie, avant d’être étudiant à l’ENSP d’Arles où nous nous sommes rencontrés en 1990 – Bruno fut bûcheron. Il aime le travailler et réaliser des sculptures qui ne sont pas sans évoquer celles de Constantin Brancusi ou des totems tribaux. Une photographie montrant probablement la même table, montre un carnet de notes ouvert – des pages ont visiblement été arrachées comme un hors-cadre littéraire (que racontaient-elles ?), révélant cette simple phrase « Yannick is here at the phone », une paire de lunettes, une pierre. Une nature-morte dépouillée et très classique, comme une humble et solide métaphore de l’amitié.

Ailleurs, Bruno nous convie à entrer dans une caravane abandonnée, habitacle à l’abandon qui nous semble étrangement si familier et rassurant, orné au premier plan, sur une tablette en bois, d’une figurine (un cheval en plastique ou en plomb ?), détail infime a priori mais fondamental tant il renvoie à la fantasmagorie de l’enfance : cette caravane est bel et bien une chambre à rêver.

Comme une radiographie intime des stores révèlent dans la semi-obscurité une silhouette féminine (quel photographe n’est-il pas peu ou prou voyeur ?) ; dans une autre image, de vrais chevaux paissent dans un pré inscrit dans une étrange diagonale floutée. Des atmosphères à chaque fois nimbées de mystère.

On le voit, malgré les manipulations subtiles effectuées en post-production sur le téléphone que ne permettait pas la première génération d’appareils au début du nouveau millénaire, les images de Bruno ont conservé leur côté « brut » et leur statut de « Vanités gourmandes ». Pas de rupture non plus avec la période de production argentique. Les pixels sont plus que jamais incarnés et des matrices à poésie visuelle, et à poésie tout court par leurs « légendes ».

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