L’exposition au CPIF est le troisième volet d’une enquête de terrain menée chez les amateurs de Big Bangers, ces communautés rassemblées par la passion de l’auto-cross et de la destruction des voitures, dont les deux premiers ont été présentés au BBB centre d’art (Toulouse) et au Centre d’art Image/Imatge (Orthez). Films, photographies, archives, sculptures se répondent comme autant de fragments d’un espace d’exposition immersif, conçu comme l’hypothèse d’un paysage, une composition saturée du son métallique des coulisses des circuits.
Face à face, accueillant le visiteur à l’entrée de l’exposition, une séquence de cinq photographies (Auto-sculpture IV, Séquence) et un fragment de carcasse noire déchirée (Mémorial III) ; tension entre la représentation quasi mythologique d’une clairière flamande et le récit fractionné de la destruction d’une voiture, fumée et sculpture-ruine ; sur le morceau de tôle froissée, une danse de crânes sur le fond rouge des lettres (Rest In Peace Van Humbeeck) et un paysage arboré de nécropole.
Montant de la grande salle à l’éclairage nocturne, comme un concert de métal, la « musicalité chaotique » de bruits mêlés rythmés de cris d’enfants, l’arrangement du rugissement des moteurs, des pneus qui crissent, des chocs entre voitures, du martèlement des carrosseries en cours de redressement, du crépitement des feux de bidons et de carcasses se consumant. Sur un écran, élevé à même le sol, dans un nuage de poussière, quelque part en Belgique ou nulle part, une voiture siamoise à deux pilotes lancée à pleine vitesse sculpte le sol en un cercle perpétuel (Auto Sculpture III). Deux minutes dix d’une vidéo, montée en boucle, infinie.
Autre écran, une longue américaine, dressée sur son coffre arrière, n’en finit pas de se consumer. Entre réel et fiction, la “ trace d’un geste performatif qui se situe à la périphérie de la pratique des Bangers” documentée par le film de la combustion et la photographie du squelette calciné où se confondent la brume et la fumée à l’horizon de la plaine (Auto Sculpture I). Le regard et l’oreille sont happés par quelques pièces de récupération, le capot défiguré d’une Jaguar – Trophy I (Not for a trophy but a good crash) -, une plaque d’acier – Paranoid -, l’arrière d’une Volvo crashée dressée au milieu de la salle – Auto-sculpture VII (carcasse) -, une trappe à carburant – Gasoil Trap -, et d’autres écrans, une voiture tractée en boucle – Auto-sculpture II -, d’autres grutées, les carrosseries modelées au marteau – Just a good crash, “Wolf Team” ou “Devastator” -. Un enfant sur le siège avant, à quelques mètres du sol, s’appuie et se penche à la portière, il observe les gestes répétés, presque rituels dans l’intensité et la violence du bruit.
En dehors du montage de films tournés par les Big Bangers en caméra fixée dans les véhicules pendant la course (Build and destroy), David De Beyter ne documente pas les pratiques spectaculaires des courses d’auto-cross. Il s’attache à la culture communautaire “brutale et chaotique”, à l’appartenance à une “team”, aux valeurs individuelles et de groupe qu’elle entretient, à la préparation des véhicules, aux gestes et à leur transmission, aux traces et aux empreintes provisoires dans le paysage. À l’instar des transfigurations, plus ou moins chaotiques, du paysage par les peintres flamands, de sa peinture mélancolique par les romantiques allemands, des interventions du Land Art et des environnements de ruines du cinéma post-apocalyptique, les Big Bangers investissent le territoire “[sculptent] dans la matière même du paysage” de Flandre et le construisent.
David De Beyter rend compte des mutations nées de la pratique amateur de la destruction, dans le temps indéfini d’une uchronie fragmentaire habitée de carcasses, où se mêlent le passé et le devenir ; en imageant la brutalité créatrice du geste par les “auto-sculptures” – expression qu’emploient les Big Bangers pour désigner les formes résultant du choc, de l’écrasement et de la compression des carcasses automobiles -, il conduit une réflexion sur l’ambigüité de leur statut et de la pratique entre violence assumée et absence de revendication – “inertie du chaos”. De cette approche anthropologique, il se dégage une philosophie de vie dans la beauté du geste et l’esthétique des formes issues de la destruction, le spectacle d’une fascination au-delà de tout, le plaisir du sublime de l’effroi et du chaos – “pas de trophée mais un bon crash” -, une mise à mal de la notion de progrès, “écho d’une société qui produit ses propres ruines”.
La démarche, attachée aux registres temporels et à la notion d’obsolescence, est aussi historiographique tant dans les références plastiques et sonores, que dans les médiums : film 16 mm dont “le grain permet de renforcer l’ambiguïté temporelle”, photographies à la chambre, vidéos et photos amateurs, collages encadrés de photos d’archives (Damage Inc.) découpées dans des fanzines des années 1990 ; dans l’intérêt porté aux pratiques amateur de la vidéo et de la photographie, elle questionne à la fois le regard que portent les Big Bangers sur leurs destructions-créations et les limites de restitution de la forme documentaire.