Pour qui découvre le travail du jeune artiste Camille Sart, difficile, voire impossible, de rester indifférent. Si nous employons ce mot de découverte, ce n’est pas seulement parce que Camille Sart en est à l’orée de son œuvre, pourtant déjà particulièrement bien maîtrisée et pensée, mais aussi parce que, pour entrer dans l’œuvre de cet artiste, il faut, réellement, s’en approcher, la regarder, l’arpenter, prendre le temps de comprendre ce qui s’y passe, ce qu’y s’y dit et alors… quelque chose opère et nous y sommes, dans le Little nightmare. Car, jeune artiste de son temps, et même si, il est vrai, cette influence n’est pas directement visible dans son travail, certains jeux vidéos, comme Little nightmares et Plague tale innocence ou Plague tale requiem alimentent son univers et son inspiration : les jeux de lumière, le graphisme, les symboliques que les monstres peuvent évoquer, les musiques, certaines cinématiques intenses de survie des personnages juvéniles… De cette « identification », on peut déduire une première chose : l’œuvre de Camille Sart se nourrit certes d’une large part autobiographique, mais ne saurait s’y limiter ; il ne se contente pas de raconter son histoire, mais plutôt en son histoire se dessine celle de beaucoup d’autres enfants. Camille Sart est et reste, comme nombre d’entre nous, un enfant. Un enfant meurtri. Qui entend bien qu’on en entende parler.
Ainsi, à travers la « reconstitution de lieux traumatiques », l’artiste raconte son histoire et celle de millions d’enfants victimes de violences, au cours de l’histoire, en matérialisant les endroits où elles ont eu lieu (colonies pénitentiaires, instituts religieux, camp de redressement, parloirs…). Son travail, mêlant maquette, lumière, son, vidéo, mais aussi documents d’archives, aborde les dérives institutionnelles, les maltraitances sur mineurs, les révoltes et la résilience, et l’insuffisance institutionnelle à apporter soutien, réponse et reconstruction face aux traumatismes subis, voire la manière dont l’institution elle-même produit de la violence. Les questions de la mémoire et de l’hommage, la volonté de transmettre la parole d’enfants que l’histoire a muselée interviennent dans le processus du travail plastique et du temps consacré aux recherches et à la fabrication des maquettes et de leur mise en scène, aboutissant à des installations comprenant son ou vidéo, et dans lesquelles la question de l’échelle est fondamentale.
Sans en avoir peut-être clairement conscience, Camille Sart rejoue, dans ses maquettes, une réflexion sur l’histoire des corps comme corps politiques, pas très éloignée des analyses de Michel Foucault bien connues désormais depuis Dits et Écrits ou Surveiller et punir et de ce que signifie la docilité et la soumission des corps dans le tissu institutionnel coercitif. C’eut été aisé de réaliser nombre de parallèles entre les histoires dont s’empare Camille Sart et ce qu’explique, non sans profondeur, à son époque et en son temps, de manière révolutionnaire, Michel Foucault, s’il ne fallait, par souci de cohérence, ne pas distinguer l’homme de l’œuvre et nous détourner, ici, de cette référence admise. Les anciens enfants de Sidi Bou Saïd nous remercieraient peut-être.
Cette évidente référence, quoique peut-être éludée par Camille Sart lui-même, désormais écartée, nous nous pencherons sur le travail de l’artiste et sur ce qui le meut : ce constant et délicat équilibre entre une dimension très personnelle et la dimension universelle qu’hélas son destin incarne, nourri par son empathie : « Le récit de vie d’un individu ou d’un groupe de personnes m’interpelle, de par son injustice, sa violence et sa complexité. Un lien sensible se crée, un sentiment d’empathie, parce que se référant à des points personnels de ma famille. »
Pour Camille Sart, le choix de la maquette relève d’une certaine manière de cette empathie. « La maquette », dit-il, « c’est la maison de poupée, c’est le jeu d’enfant. Elle nous permet de “monter” en enfance. (Gwenaëlle Aubry utilise ce terme en parlant du travail de Niki de Saint Phalle1). La forme de la maquette me permet de mettre de la distance, de choisir les éléments, de les assembler, et donc de reprendre le contrôle sur le lieu. Je ressens un soulagement et j’espère que les regardeur·se·s ressentent aussi cela quelque part2. » Elle permet de « reconstruire le trauma » afin de libérer la parole, de comprendre des situations et de le remettre dans un contexte historique, politique et social. « Des jeux de pouvoir », écrit-il encore, « s’immiscent avec la question de la hauteur des maquettes. Les adultes et les enfants n’ont pas le même point de vue, ne vont pas voir les mêmes éléments. Ils vont devoir communiquer ensemble pour avoir certaines clés, voir certains indices et ainsi reconstituer les morceaux du puzzle. C’est une enquête qui est proposée aux regardeurs. » Camille Sart défend clairement l’idée d’une œuvre cathartique, pour lui comme pour le regardeur, une œuvre comme un salvateur exutoire, dont la notion de « Care » – que l’on retrouve dans le mot « curater », non plus détachée de la vocation du commissaire, importe.
Cependant, et c’est là toute l’intelligente stratégie de l’œuvre de Camille Sart, l’œuvre ne se présente pas comme un déversoir émotionnel expressionniste, son approche plastique tendant même parfois vers une forme de rigueur quasi minimaliste. C’est que le choix de la maquette constitue un mode d’approche exceptionnellement subtil, à plusieurs points de vue.
D’abord, comme l’artiste le signale lui-même, il opère une sorte de translation du corps vers le lieu. Ainsi, dans ces œuvres, pas de corps représentés, ni meurtris, pas de pathos direct. En représentant, dans un savant jeu d’échelles, avec force détails et minutie – chaque détail, choix des matériaux, etc., est longuement pensé et symbolisé, chaque maquette est documentée de nombreuses lectures, tout est fait à la main, jusqu’au carrelage (« c’est comme ça », dit-il, « que je rends hommage ») le lieu géographique du traumatisme, le topos du crime, une sorte de mise à distance spontanée se crée : ce que nous regardons est d’abord un lieu, un espace avec ses murs, ses objets, ses meubles, miniatures, des espaces vides, quasi minimalistes, cliniques presque, et nous ne savons pas encore pourquoi.
Ainsi, par exemple du Point rencontre (2017-2019) qui reconstitue la rudesse de ce lieu, y compris le néon blanc qui rend tout livide et sans intimité, dans lequel un parent considéré dangereux par la justice a malgré tout la possibilité de voir son enfant entouré d’éducateurs. Ainsi encore de L’Affaire Vermiraux (2020), œuvre se déployant sur près de trois mètres, représentant le réfectoire d’une colonie pénitentiaire agricole au début du XXe siècle et qui, dans un acte de reconstitution, est transformé en salle d’audience3.
Évoquant ainsi les destins tragiques des enfants laissés pour compte, des vagabonds (Vagabondes, 2019-2020), des bons à rien, des voleurs, des vermines, des vicieuses, des mauvaises graines, enferrés contre mauvais soins à l’Institut Pasteur, dans une « école de préservation pour jeunes filles » ou autre colonie pénitentiaire, Camille Sart nous entraîne dans une histoire longtemps ignorée, longtemps omise par les livres et les politiques, il parle des violences systémiques encore actuelles (comme lorsqu’il s’intéresse aux enfants travaillant, hier, dans les industries textiles d’Europe, aujourd’hui au Bangladesh ou en Chine [Enfants assistés, enfance exploitée]).
Mais c’est sans doute avec une de ses premières installations, Premier souvenir, que nous saisissons la « stratégie » de Camille Sart et comment ses œuvres fonctionnent comme des pièges, d’efficaces pièges emmenant le regardeur là où, a priori, il rechignerait à aller. L’œuvre est composée de trois éléments : une maquette assez simple, représentant une chambre d’enfant, posée sur une table de 70 cm de haut, environ la taille d’un enfant de 8 ans. En face de la représentation de cette chambre miniaturisée, une armoire se dresse, 163 cm, la taille de l’enfant devenu adulte. Chaque étagère héberge deux piles de dossiers d’une hauteur variable. En haut de chacun des tas de dossiers se trouve un texte ou un dessin, qui peut être lu ou vu. Il s’agit de documents officiels et non officiels rassemblés comme lors d’une instruction judiciaire. La plaque de verre placée sur chacune de ces piles symbolise le fait que le dossier est clos bien que toujours présent (visible). Ce qu’ils racontent resurgit par leur double présence, mémorielle, mais également matérielle, des dossiers rangés dans un coin de la maison. Sur un vieux magnétophone, une cassette tourne en boucle. On peut y entendre : « À quelle heure venait ton père dans ta chambre ? », question posée par un juge et répétée sur tous les tons, jusqu’à la rage, par l’artiste.
La plupart des œuvres de Camille Sart, comme celle-ci qui en est un parangon, imposent un sujet éminemment tabou dans le monde de l’art contemporain : celui de l’enfance et en particulier de l’enfance violentée. Comment a-t-il donc fait pour que ses œuvres, exposées régulièrement, trouvent l’écho qu’elles méritent plutôt que le refus et la fuite (même si, reconnaissons-le, il ne lui est toujours pas si facile de montrer son travail) ? Peut-être est-ce parce qu’à première vue, celui-ci, dans sa dimension formelle, est impavide. La maquette attire, intrigue. Le visiteur se rapproche, et, tandis qu’il commence à comprendre de ce dont il est question, voici que le piège se referme : il est maintenant partie prenante de cette histoire, il ne peut s’en détourner, reculer. Le voici, avec cette maquette qui n’avait l’air de rien de grave, au milieu du drame. Le voici tenu de faire face à cette réalité que bien peu veulent voir. L’œuvre l’oblige et Camille Sart a gagné son pari : imposer au cœur de lieux de monstrations plus consensuels les uns que les autres, parfois sous les apparences les plus subversives, la véritable subversion de notre époque : oser briser le silence sur l’enfance violentée. Plus récemment l’œuvre Le saule en pleurs (2022), carte heuristique que l’artiste appelle « carte mentale », procède de la même stratégie, avec la même efficacité bien que plastiquement différente : dans la nébuleuse des mots liés les uns aux autres, le spectateur se laisse prendre et se perd, avant de se retrouver emporté, avec l’artiste, dans cette tentative de remettre en ordre le chaos cérébral qui afflige le cerveau après une violence subie. « Ce brouillard mental, cette charge qui pèse lourdement prend ici une forme visible, permettant au spectateur de le percevoir physiquement. », écrit-il alors.
Ou comment les émotions les plus denses peuvent éclore malgré, ou contre, les silences, les secrets et les violences, même les plus insidieuses.
- Gwenaëlle Aubry – Saint Phalle – Monter en enfance – Ed. Stock, 2021 ↩︎
- Entretien avec Leila Couradin – avril 2023 ↩︎
- L’affaire Vermiraux est un procès qui à marqué l’histoire de la protection de l’enfance. C’est à la suite de ce scandale, qui éclata en 1912 dans la région du Morvan, à Quarré-les-Tombes, qu’est né le premier tribunal pour enfants. La maltraitance alimentaire fut ce qui marqua le plus les « condamnés » : nourritures avariées, vers dans la viande, punitions au pain sec étaient monnaie courante. Ce réfectoire est un lieu malgré tout, de prise de conscience et de parole dans ce scandale. Suite aux révoltes des colons dans cette institution, la directrice porte plainte pour bris de clôture. Sa plainte se retourne contre elle suite aux révélations d’un journaliste de L’Éclair, Gabriel Latouche. Pour la première fois dans l’histoire, des enfants considérés comme des rebuts, car provenant de l’assistance publique, ont été reconnus comme victimes, et les bourreaux condamnés. ↩︎
Artiste émergent, né à Lesquin en 1994, Camille Sart a étudié à l’École supérieure d’art et de design de Toulon et vit et travaille à Troyes. Il est régulièrement invité en résidence artistique (en 2021, au METAXU, espace d’artiste à Toulon, à Aix-en-Provence, en 2023). Son travail est aussi régulièrement montré dans des expositions collectives, au 66e Salon de Montrouge, pour lequel il a été lauréat des Ateliers Médicis, au festival Parallèles la relève 3 (Marseille), au Centre d’art contemporain Passages (Troyes), à la galerie Marguerite Milin (Paris) et au centre d’art les Sheds (Pantin). En 2023, son travail est diffusé sur la plateforme l’Atelier A de ARTE et sur France Culture De l’art pour dénoncer les violences faites aux enfants.