Caprices de ville

Débat Salon du Livre 2008

Frédérique Le Graverend, rédactrice d’Arearevue)s(, revue d’art contemporain fondée en 2002 par Alin Avila
Christian Gattinoni, rédacteur en chef de La Critique.org,

Emmanuel Lincot, sinologue et Maître de Conférences à la Faculte des Sciences
Sociales et Economiques de l’Institut Catholique de
Paris, collabore à plusieurs laboratoires de recherche
Eric Mézan, créateur de l’agence Art Process, structure qui propose une approche pragmatique et enchanteresse du monde de l’art contemporain
Alain Nahum, cinéaste et photographe, saisit les traces au sol dans Paris, gravures urbaines, figures de hasard, carnets de ville et archives archéologiques singulières

Frédérique le Graverend : Le numéro 16 d’arearevu)s( est baptisé Caprices de ville et traite de l’art et la ville. Eric Mezan, pouvez-vous nous parler de ces grandes capitales culturelles où vous organisez des voyages artistiques ?

Eric Mézan : J’ai fondé une entreprise indépendante, Art Process, qui a donné naissance à une agence de voyages artistiques Art Travel Desk, spécialisée dans le voyage artistique. Nous tentons de relier les villes artistiques les unes aux autres. La notion de « ville artistique » est très subjective, mais c’est là où, nous semble-t-il, se passe quelque chose de créatif dans le champ des arts plastiques. Je rentre par exemple de Rome où s’est tenu Roma Contemporary, la première foire d’art contemporain à Rome. C’est un très bel exemple de l’occupation de la ville par l’art, puisqu’une quinzaine de lieux ont ouvert leurs portes pour accueillir cette manifestation au mois d’avril.

Christian Gattinoni : Pourquoi organisez-vous des voyages de découverte dans la proche et grande banlieue parisienne ?

Eric Mézan : Le Grand Paris est aujourd’hui un lieu très dynamique où il se passe beaucoup de choses, mais peu connu des Parisiens eux-mêmes. Mon objectif est de faire découvrir ce qui se passe sur ces territoires, sans cloisonnement, en montrant la richesse et la diversité : les galeries, les centres d’art, les ateliers d’artistes… Et cela en toute indépendance, sans subventions…

Christian Gattinoni : Vous allez aussi régulièrement à Miami ?

Eric Mézan : Je vais chaque année à Miami pour Art-Basel-Miami-Beach, et cette année s’est tenu en même temps, vingt autres foires d’art contemporain pendant une semaine. C’est un temps de rencontres tout à fait surprenant car on n’y voit pas du tout ce qu’on a l’habitude de trouver à New York et en Europe : beaucoup de peintures, des œuvres qui ont beaucoup de force plastique d’artistes venant d’Amérique du Sud et du Nord.

Christian Gattinoni : Emmanuel Lincot, v ous venez écrire Regards sur la Chine, toujours en quête d’éditeur… Pensez-vous que cette idée de richesse culturelle peut aussi s’appliquer aux villes chinoises ?

Emmanuel Lincot : Le développement urbain en Chine est tout à fait exceptionnel : il va y avoir trente villes de plus de dix millions d’habitants chacune d’ici quelques années, quelque chose d’inédit dans l’histoire de l’humanité. Il va falloir tout inventer : les infrastructures, l’alimentation en eau, le ramassage des poubelles, la protection de l’environnement, les matériaux… Shenyang, avec ces trente-deux millions d’habitants, est devenue la plus grande ville du monde. Cette ville ancienne est devenue une mégapole où il n’y a plus de centre, tout a été détruit et il ne reste que la mémoire d’un nom. Le guide vous dit que cette ville a connu une vie culturelle brillante sous les Zhou (neuvième-huitième siècle avant notre ère), mais vous êtes entouré de gratte-ciels. Ce décalage est permanent car la Chine n’a pas mis son héritage culturel dans la pierre : les plus anciens monuments datent de la période des Tang, du VIe-VIIe siècles. La Cité Interdite date de la même période que les villes italiennes de la Renaissance… La Chine place sa mémoire dans la culture de l’écrit, la calligraphie. Dans les aéroports chinois qui se construisent à une vitesse fascinante vous vous trouvez face à des écrans portant la mémoire de tous les noms des villes anciennes, mais aussi des villes futures !

Frédérique Le Graverend : Le corps a toujours été la mesure de l’espace urbain. Autrefois, on comptait en pouces et en pieds. Rousseau disait que la ville était là où ma voix porte, l’agora. Ces villes chinoises ne sont pas à l’échelle humaine… Comment la culture va-t-elle y trouver sa place ?

Emmanuel Lincot : L’art explose en Chine. On a commencé à en parler à la Biennale de Venise en 1998, à partir de laquelle s’est développé le fantasme de l’invasion par les artistes chinois. Mais cette présence est désormais tangible aussi en Chine. Dans les années quatre-vingt, les artistes se marginalisaient dans l’espace urbain et se regroupaient dans des villages à eux, un peu pour revivre le mythe de l’artiste romantique esseulé. Aujourd’hui il y a une récupération par le pouvoir pour intégrer ces sociétés d’artistes dans le paysage urbain et dans la propagande de « la société harmonieuse ». Il s’agit d’harmoniser les rapports sociaux par une provocation de l’esthétique mais à des fins politiques. On assiste, surtout à Pékin, à une instrumentalisation des artistes, même si certains tentent d’y échapper. La grande échéance pour la Chine est l’Exposition universelle de Shangaï en 2010 et on y voit des quartiers entiers surgir de terre dans lesquels les artistes et les architectes participent pleinement, chinois et étrangers. avec des télescopages de temporalités diverses. L’île située à l’embouchure du Fleuve Bleu est un territoire d’expérimentations écologiques inédites : comment faire pousser une forêt dans un espace architectural fermé tout en ménageant l’homme ? Comment construire tout en protégeant l’environnement ?

Frédérique Le Graverend : Existe-t-il en Chine des artistes qui travaillent directement dans la rue comme on le voit dans les grandes villes du monde entier, ceux qu’Alain Milon appelle « les surligneurs de la ville » ?

Emmanuel Lincot : C’est quasiment impossible politiquement, en revanche cela s’exprime à la chinoise, de manière biaisée, par la littérature, notamment celle du sud. À Shanghaï existe une littérature très marginale, mais qui fait la popularité d’auteurs comme Nien Nien Van Hue… Sans compter les innombrables blogs d’écrivains qui attirent un nombre croissant de visiteurs et cela se chiffre en millions de personnes… En Chine, la chose tout à fait nouvelle est le temps. Il y a moins de trente ans, les Chinois étant dans une société totalitaire et maoïste, ils vivaient dans un temps de clôture. Aujourd’hui, ils découvrent le temps de l’intime, du moi sujet émergeant. Il y a une revendication très forte du moi sujet en littérature, en photographie en peinture, donc l’aménagement d’un espace intérieur qui, ne pouvant être coupé de l’espace extérieur, oblige à une alternance permanente entre intérieur et extérieur. Cela mène à la découverte d’ailleurs dans de nouveaux courants artistiques., mais aussi par la découverte de la campagne comme dans les années 30 en Europe. L’ailleurs c’est le Bon Sauvage au sens voltairien que représentent les paysans des provinces éloignées. Les classes urbaines moyennes et les artistes voyagent de plus en plus dans leur propre pays.

Frédérique Le Graverend : Au contraire pour vous, Alain Nahum, la ville est un terrain d’exercice. Vous y pratiquez la collecte, le petit pas…

Alain Nahum : Pour tous les artistes, l’urbain est une énigme permanente à déchiffrer. Je cherche dans la ville l’apparition de nouveaux symptômes, je pratique ce que j’appelle la « récolte du dehors ». . Mon travail consiste à redonner une mémoire à des choses qui s’efface petit à petit. J’ai par exemple travaillé sur les passages piétonniers pour y collecter ces petits bouts d’humanité : les gens qui passent sur ces passages laissent des traces, forment des motifs que je capte par la photographie et que je remets en vue par le dessin. Je mets en évidence ce que sont nos imaginaires dans la ville. J’ai aussi photographié des petits bouts de papier sur le bitume la nuit, des moments d’intimité abandonnés auxquels je redonne vie. La ville est pour moi un lieu d’expérimentation…

Frédérique Le Graverend : Dans votre dernier travail, on voit des passants reflétés dans l’eau, comme flottants en apesanteur tête en bas…

Alain Nahum : La ville est le lieu de télescopage de réalités différentes, architecturales, sociales, politiques et culturelles. J’ai voulu rendre compte de la fragmentation des images en travaillant sur l’ombre de l’homme et en même temps sur ses rêves. Dans la ville, on a des rêves, on aimerait pouvoir marcher sur les toits, y rencontrer des histoires comme dans Nadja… Dans la ville on vit des voyages intimes, des voyages clandestins, des voyages qu’on ne connaît bien, comme l’on fait les Situationnistes. J’ai essayé de donner cette réalité-là par des images photographiques : un jour où il pleuvait , j’ai capté les reflets des gens dans l’eau sur l’asphalte du trottoir. C’est ce qu’évoque Walter Benjamin quand il dit que Paris est une ville miroir où les passants se voient dans leurs reflets. En inversant les images, j’ai retrouvé tout ce que les Surréalistes cherchaient, mais à partir d’une image réaliste sans avoir besoin de les trafiquer…

Christian Gattinoni : Dans les photographies numériques d’aujourd’hui on retrouve cet aspect surréaliste par la reconstruction d’espaces réels ; les photographes reposent les questions soulevées par les Surréalistes mais avec une vision plus politique de la ville. Est-ce que vous avez pu constater dans les voyages que vous organisez ?

Eric Mezon : Ce qui m’intéresse, c’est la diversité des approches artistiques, certains investissent davantage l’espace intime, d’autres davantage dans l’espace public, d’autres sont à la frontière et font l’aller et retour. Pour moi, l’art est un prisme au travers duquel j’aime regarder une ville, analyser, décrypter et essayer de comprendre. Pour être un peu provocateur, je dirai que le travail des artistes est pour moi un moyen de mieux comprendre un territoire et de trouver me moyen de m’immerger de manière plus intelligente

Christian Gattinoni : C’est là aussi l’un des programmes de la revue Area et des artistes qu’on y retrouve : ils sont de toutes les générations, avec des esthétiques très différentes, mais qui permettent des rapprochements de parole critique.