La Collection de l’Art Brut possède 99 oeuvres de Carlo dont la plupart sont recto/verso, non par manque de support mais parce que, entièrement pris par sa verve créatrice, l’artiste refusait les feuilles qu’on lui proposait lors de ses séances à l’atelier d’expression qu’il a fréquenté à l’hôpital psychiatrique de Vérone (San Giacomo alla Tomba). Cela permet d’aborder son processus de création au jour le jour.
Un artiste brut hors-normes.
Interné et diagnostiqué schizophrène après une trauma de guerre lors de la Seconde Guerre mondiale, cet homme qui a exercé plusieurs métiers, travaillé aux abattoirs, s’est renfermé en lui-même en se retrouvant dans ce lieu d’internement à l’ancienne où on l’abrutissait avec des neuroleptiques. Des photos en noir et blanc tirées d’un remarquable reportage de John Phillips, réalisé en 1959 témoignent de ce contexte tragique. On peut voir Carlo parmi les malades, mais aussi en train de dessiner ou se reposant dans le parc.
Il a bénéficié de la création d’un atelier d’art, chose exceptionnelle à l’époque, parce qu’un artiste (le sculpteur écossais Michaël Noble, marié à une italienne fortunée et résident italien) a réussi à introduire l’art dans cet asile.
Dès le début, Carlo s’est mis à créer son univers graphique avec sérieux et méticulosité. L’exposition, qui suit l’ordre chronologique de sa production, montre une évolution dans sa manière d’organiser l’espace et de faire jouer harmonieusement les couleurs. C’est cela qui le différencie d’autres artistes bruts qui restent le plus souvent confinés au même style. Ce qui frappe d’emblée chez Carlo, c’est l’élégance et la finesse de son graphisme, même si au départ il se contente d’éparpiller sur des feuilles blanches des silhouettes et des figures de différents formats. Par la suite, on voit apparaître chez lui un sens aiguisé du jeu de la diversité des dimensions et une maîtrise du rapport figure/fond avec des fonds colorés. Sa figuration stylisée, proche des hiéroglyphes, transforme les images en signes et les signes en symboles : des fleurs, des fruits, des oiseaux – ucello désigne en italien le sexe masculin – des mulets, des files de petits prêtres (pretini), des cohortes de soldats, et des grands corps troués qui fonctionnent le plus souvent de manière sérielle sur une base quaternaire.
Un art de la variation
La différence dans la répétition des figures ne donne jamais l’impression d’une répétition à l’identique ; elle crée des variations qui semblent bien participer d’un rythme musical. En effet, plus qu’à une forme d’écriture iconique, on assiste à la transposition d’un chant rythmé et/ou d’une parole modulée par des redites, des reprises bégayantes – reflet de celle de Carlo, dont on peut lire avec profit une transcription. Le graphiste Massin reprend dans son ouvrage De la variation la définition de Littré : “ ce qui éprouve des changements successifs ou alternatifs” et il part d’une brillante analyse des variations musicales pour aboutir à une formule qui caractérise admirablement l’art de Carlo : “chaque avatar est un enrichissement” ; il s’interroge : “comme la redondance, la variation ne serait-elle pas la condition du style ?”
C’est un style maîtrisé mais toujours en évolution qui caractérise cet artiste toujours prêt à adopter des changements – par exemple lorsqu’il se consacre pour un temps à des collages. Pouvoir regarder à la fois le recto et le verso des feuilles (comme le permet le catalogue) fait percevoir la qualité de son expression graphique saisie dans sa continuité évolutive. Avec ses dessins à la gouache où la finesse de ses pinceaux lui permet de tracer des lignes et des courbes, Carlo a fini par intégrer dans ces plans visuels peuplés d’images des lettres et des mots déformés par la répétition par groupe de quatre de syllables ou de lettres qui se répondent comme de véritables écholalies visuelles.
Cette intervention de l’écriture dans l’image possède un formidable effet plastique. Elle fait de Carlo l’un des maîtres de l’écriture en délire – titre d’une exposition à la Collection de l’Art Brut coordonnée en 2004 par Anic Zanzi. C’est elle qui a organisé avec maestria ce parcours dans l’oeuvre de Carlo Zinelli.
L’exposition du fonds Zinelli de la Collection d’Art Brut se complète d’un film documentaire où se succèdent des témoignages et des documents sur la vie et l’oeuvre de Carlo ; le psychiatre Vittorino Andreoli, qui le fit connaître à Jean Dubuffet pour sa collection d’Art Brut, s’exprime avec enthousisme sur ce personnage hors-normes qu’il a bien connu et dont les créations l’étonnent toujours.
Carlo Zinelli est un maître incontesté de l’Art Brut. C’est aussi un grand artiste du XXème siècle.