Caroline Henry, L’image dansée

Dans l’exposition, sur le papier de fibres de chanvre et de coton, les tirages pigmentaires des étendues intermédiaires, format carré, 20 par 20, suspendus à un fil invisible, dansent aux impulsions de l’air, aux déplacements des visiteurs. Ici, une fleur nait d’un nuage. Dressée, gracile et fragile ; enracinée, comme si la terre avait délégué aux nuées son attraction nourricière.

Les étendues intermédiaires © Caroline Henry
Les étendues intermédiaires © Caroline Henry

Là, dans la profondeur des interstices photographiques, une maison, un chêne étêté ; les nuages éclosent du sol ; berces, résédas, fleurs de carotte s’étirent à la dimension des arbres de la forêt ; la houle traduit et unit les ondes imperceptibles des prairies, des bosquets et des ciels… Un, deux, trois déclenchements du Holga, comme un rythme musical, et, en surimpression, dans l’harmonie bruissante du grain argentique, les paysages normands, mer, campagne et ciel, en écarts de réalité, fusionnent, s’écartent, dans la respiration d’une étrange familiarité, un rêve du regard au-delà de la visibilité.

À la prise de vue, pas de réglage. La spontanéité du geste à l’instant du ressenti où le hasard fait expérience. Un film sensible et le travail à l’invite du temps sur la substance de l’image, en immédiateté de lumière, des murmures de l’air, du sol et des plantes, de ce qui se glisse et file entre les images en surimpression. Là est l’interrogation de Caroline Henry, dans une poétique de l’ombre, entre ce qui se voit et ce qui pourrait se voir entre les strates plus ou moins poreuses, plus ou moins pénétrables de la surface sensible et du paysage. Là, dans la transparence et l’opacité des densités, dans la subtilité des dégradés de gris, presque en absence de blancs, s’épanouissent une latence des possibles, une mémoire de l’invisibilité, le rêve et le récit ineffable d’un paysage intérieur ou de contes antérieurs. Ces territoires parallèles d’espace-temps présents et antécédents où le regard déambule, s’égare, se retrouve, s’ouvrent ainsi à tous les imaginaires paysagers, en suspension de la stabilité et du mouvement.

Numérique. Noir et blanc toujours. Ce que tu vis seulement te trace. Une femme danse, à l’unisson du souffle de l’air et des accords de la terre normande. En automatique à distance et à intervalles réguliers, l’appareil enregistre en arrêt sur image, fige en tension les autoportraits dansés, hasard de la spontanéité performée dans la régularité chronométrique. La suite photographique, en plan séquence, ouvre au hors temps de la capture, à l’entre-images, l’imaginaire de la posture, du geste précédents, tenus, prolongés en lents accords d’une musique des lieux, rêches parfois, presque rétifs dans leur savoir solitaire de dits anciens, doux et accueillants à d’autres moments de l’improvisation chorégraphique.

Ce que tu vis seulement te trace © Caroline Henry

Peu à peu, en plans rapprochés, le dialogue se fait plus intime, en communication sensuelle entre la nudité du corps et l’écorce de l’arbre, le ciel pour témoin et la nuit pour écrin. Un récit nouveau des temps incertains, s’éprend des herbes, des arbres, des forêts.

Au mur une reproduction du plan de « Paris, ses fauxbourgs et ses environs […] » de Claude Roussel et alii, gravé et imprimé dans les années 1730, la projection en boucle d’une installation multimédia de plus de dix mille photographies, durant une résidence à la Cité internationale des arts de Paris. Une plus longue distance. À la suite d’Honoré de Balzac, Walter Benjamin, Jacques Réda et de quelques autres, Caroline Henry a arpenté Paris, de la Seine aux boulevards, pas à pas, à la mesure des corps qui marchent, des corps en arrêt, des bruits et des voix mêlés de la ville. À chaque pas, une photographie, au temps de la marche.

Une plus longue distance © Caroline Henry

Entre la main qui a dessiné la carte et le pied qui se pose au sol, se déploient, au rythme des densités, des arrêts, du pas rapide ou lent, les multiples accords d’une connivence de l’espace vécu qui traverse les temporalités des rugosités, des sons et des voix de la rue et du quartier à l’écoute des respirations de la ville que nos modernes podomètres ne peuvent pas mesurer.

Caroline Henry danse le souffle de l’instant, elle chorégraphie en improvisation les résonances et les silences de la campagne et de la ville, à la frontière où le réel se dissipe, où l’espace et le temps se recomposent dans l’ombre et la substance de l’image, l’histoire d’un ailleurs intime et poétique de la mémoire et du rêve.

Caroline Henry
Artiste plasticienne multimédia, formée à la création documentaire et au laboratoire photographique, ma pratique part de l’improvisation, passe par le corps, sa mémoire, l’écoute, devient photographies, films, installations, sons, objets. Une traduction qui puise dans les facultés du corps à lier ce qui ne peut être dit, vu ou entendu.
Entourée d’artisans, j’observe tôt les gestes et deviens chocolatière. Je me confronte à la matière, ses limites. Parallèlement, je me tourne vers la danse et cherche dans l’improvisation un langage propre. Fascinée par l’image en mouvement, son pouvoir sensible de narration, j’étudie le cinéma à l’université Paris VIII. J’y découvre quelques années plus tard le département d’anthropologie et mêle cette science humaine à ma réflexion sur l’image. Croisant ces regards, je guette ce qui fait notre humanité.
J’ai 42 ans, je vis et travaille entre le Perche et Paris.

Photographie
2024
Exposition. Ce que tu vis seulement te trace, Salon CP+, Yokohama, Japon
Publication de portfolio, 9Lives, Hiver 2024 [voir ici sur le site du magazine]
2023
Exposition. Les étendues intermédiaires • Festival Les Sténopédies, Clermont-Ferrand, France.
Prix du public, Exposition. Ce que tu vis seulement te trace, présentée par le magazine de l’air • Salon de la Photo, Paris, France. 
Publication de portfolio, de l’air magazine #84, Été 2023 [voir ici sur le site du magazine].
Yannick Vigouroux, « Photographier au Holga ou la chorégraphie du hasard. Entretien avec Caroline Henry », la critique.org, 16 février 2023.
Frédéric Martin, « Des écarts. Les photographies de Caroline Henry », la critique.org, 29 mai 2023.

Installation
2023
Résidence 12 mois, Une plus longue distance, Cité internationale des arts, Paris, France.
Charlotte Fauve, « La Cité internationale des arts, une pépinière à découvrir les yeux grands ouverts », Télérama, 14 décembre 2023.

Le site de Caroline Henry