En prélude, il y a la lumière. Y croire dans l’écoute du monde, dans un regard autre, dans un imaginaire d’intérieur et d’extérieur, se laisser pénétrer par sa fluidité, semblable et différente. Puis viennent la musique et les mots, visibles et invisibles, et la couleur et les variations du blanc.
Sur la toile non encore apprêtée, Catherine Jullien écrit. Des phrases empruntées et des mots à elle, qui, « balbutiés, murmurés, hurlés, susurrés, répétés », burinent la toile, l’emplissent de tracés qui font histoire et l’occultent dans le geste réitéré. À la genèse de son alchimie, la lumière, la surface et le texte. Le travail se nourrit d’une urgence de la lecture, de la nécessité de convoquer les pages, lues et relues, apprises par cœur, qui pénètrent la nuit : « J’ai chanté dans du noir. / – Ma chanson s’éleva dans l’ombre, et la première. / C’est la nuit, qu’il est beau de croire à la lumière ! » (Edmond Rostand, Chantecler, Acte II, Scène 3). La toile de lin est d’abord écriture. Les mots de Catherine Jullien sourdent d’une respiration de l’intime, une palpitation simultanée au contact du silence et de la musique qui conduit le souffle et le geste, presque dans l’oubli de l’acte, « […] cela se produit » (Elsa Triolet, La Mise en mots, Skira, 1969, p. 53). La toile en devient la mémoire, avec, en récurrence, la lumière et les couleurs, celles de la pensée, de la douleur et du rêve, et de la clarté de l’air qui vibre, un instant.
D’une toile à l’autre, les empreintes de lectures et d’écoutes, poétiques, philosophiques, politiques, picturales, musicales…, les images rencontrées, réappropriées, tissent tout un réseau de correspondances, toute une bibliothèque de vie qui aspire à la lumière : « Ah ! la lumière ! la lumière toujours ! la lumière partout ! Le besoin de tout c’est la lumière. La lumière est dans le livre. Ouvrez le livre tout grand. Laissez-le rayonner, laissez-le faire. Qui que vous soyez qui voulez cultiver, vivifier, édifier, attendrir, apaiser, mettez des livres partout […] » (Victor Hugo, Discours d’ouverture du Congrès littéraire international de Paris, Société des Gens de Lettres, 1878, p. 107). La toile, bibliothèque et musée vivants, est un palimpseste en devenir où la couleur, caresse, frottis de pigments secs, broyés et fixés, pénètre les mots, les biffe, les incruste, illisibles et fragiles, en souvenirs.
« La couleur en plus », le blanc. L’acrylique en bandes monochromes, l’huile et les pigments en nébulosités chaudes et froides noient les mots soustraits dans la matérialité de la toile. Pris au sens, ils le perdent jusqu’au travail minutieux à la pipette qui les enfle en relief énigmatique.
Les mots enfouis dans une mémoire mouvante, l’artiste les cèle. Elle clôt à jamais les livres reposés. La présence du reliquaire de papier, dépossédé de la visibilité du texte, à la couverture pigmentée et habillée de collages et dentelle, de plis et de drapés, débride alors tout ce que les mémoires mêlées des lectures anciennes ne veulent pas et ne peuvent pas effacer. Catherine Jullien enferme le plaisir antérieur d’imagination, l’irradiation passée des phrases dans le miroir nocturne de nos sens pour mieux en garder et reconquérir les mots de l’éveil et du rêve, de la quiétude et de la liberté.
« D’après… », Catherine Jullien défend les héritages, s’empare des traditions, honore d’une empathique bienveillance les rencontres poétiques de l’autre, artiste, par la citation et le fragment : fresques antiques, natures mortes, sculptures, calligraphies, estampes, photographies…, rencontrées, aimées, complices d’une émotion, condensés de mémoires, qu’elle fond dans des collages sur la toile et sur les objets récupérés qu’elle collectionne, chaussures, lunettes, parements anciens, boites de poissons… ; elle les pare d’un partage symbolique d’acrylique et d’huile ; elle les installe, seuls ou accompagnés, pour dériver et prodiguer le regard ; elle les dérange et les mue en objets de méditation et de songe dérobé (série Les petits bâtons de prières aphrodisiaques), en hurlements de silence jetés au vent.
Quelquefois, tout encore dans la transparence colorée d’une achronie, la poésie se cabre, le ton se fait politique (séries Nos guerres sont-elles sans fin ? et Les droits de l’Homme), les textes, les collages de papiers déchirés de sources anciennes et d’actualités, maculés d’acrylique, exposent à la fois le combat personnel et celui, perpétuel, des dominations historiques et de l’inégalité violente et disrespectueuse d’une « connaissance qui ne sait rien retenir » (Yves Bonnefoy, Henri Cartier-Bresson, in Dessin, couleur et lumière, Mercure de France, 1995).
Et puis, il y a les femmes, Colette, Françoise Dolto, Marguerite Yourcenar, Françoise Sagan, Agnès Varda…, la série Femmes, les collages sur les paniers à vapeur traditionnels et sur les casseroles, les , L’attente…, le désir d’un respect de soi et de l’autre, de la liberté de chacune d’être et du risque de tout conjuguer au présent et au futur, le tableau comme un corps paré d’étoffes qui exprime sa féminité indépendante et souveraine.
Chaque peinture de Catherine Jullien est une invitation au voyage, immobile à l’écoute de soi et des pulsations de l’air, lointain à l’écoute des autres et à la recherche d’une philosophie de l’être dont personne ne revient indemne.