Dans la peinture de Catherine Viollet, tout ce qui fait le tableau se lie et se délie. D’abord il y a le support, carreaux de plâtre, papier, tissu amidonné, tapis de danse, PVC, envers de skaï, toile que l�%8
L’art de Catherine Viollet est rencontres. Rencontres avec tous ceux qui depuis Supports/Surfaces, la Figuration libre ou autour de Bernard Lamarche-Vadel (Finir en beauté, 1981) ont pensé la peinture sans concession dans sa modernité, dans l’entre-deux de la figuration et de l’abstraction. Rencontres aussi, dans le traitement graphique des reliefs fragmentés du réel et des phénomènes aériens sublunaires, avec tous ceux, philosophes, scientifiques et poètes, qui les ont imaginés, identifiés, nommés et ont tenté de les comprendre et de les expliquer.
Monté in situ, contre le mur blanc de l’espace d’exposition, un Mural éphémère (2020, 360 x 250 cm), est réfléchi dans les salles par une dizaine de grandes toiles. Découpé sur ses bords selon une ligne sinueuse, arrondi à son sommet, le mur de carreaux de plâtre a été enduit de chaux teintée au noir. Écho des masses d’air gravées de Frans van Schooten fils dans les pages du traité de René Descartes (Les météores, 1637), le Mural emporte l’imagination vers l’affrontement des vents opposés, à l’endroit « où ils ont condensé quelques vapeurs, dont ils ont fait une masse confuse, pendant que leurs forces se balençant & se trouvant esgales en cet endroit, ils y ont laissé l’air calme & tranquille. » (Descartes, Discours de la Méthode […] Plus Les météores, Leyde, Ian Maire, 1637, p. 211).
En piquetant au couteau et au poinçon l’enduit de chaux noire, l’artiste a transfiguré la poésie textuelle et l’imaginaire graphique des « mixtes imparfaits » que Descartes tente d’expliquer le plus simplement possible sans les désenchanter, ce « cors invisible & inpalpable […] de la matière subtile », tout le merveilleux des vapeurs, des exhalaisons, des tourbillons, des éclairs, des flocons, des grains de poussière en mouvement, se dilatant, se resserrant, se condensant en mouvements de vent, en nues. La précision du geste répété, alliant régularités et irrégularités, perturbe la surface plane d’une géométrie de réfractions et de diffractions dans un mouvement de convergence et de divergence, un « tournoyement » méditatif et sensuel de la pluralité une et irréductible des météores, du défi que leur définition lance à la logique habituelle (Henri Bergson).
Gravures hollandaises, estampes japonaises ou mur de Séville à l’enduit piqueté avant rénovation, images occasionnelles, présentes et absentes, qui déterminent « une prodigalité d’images aberrantes, une explosion d’images » (Gaston Bachelard cité en exergue du catalogue), Catherine Viollet, exploitant les possibles entre sensation et imagination, en saisit la multiplicité indivise des signes, se les approprie, en suscite toute une invention de correspondances.
Des Météores, qui fascinent poètes et philosophes, dont nous avons la sensation avant l’intelligence, Catherine Viollet en décline l’imaginaire et les référents dans des formats moyens traités à l’aquarelle et à l’encre sur textile (Airy nothings, 2019), dans de grands formats travaillés à l’huile et au pastel sec (Des Vapeurs, Des Vents, Les nues…, 2019-2020). Conçus dans une superposition de surfaces aux limites flottantes et de motifs qui les animent, les tableaux jouent autant de ces résonnances croisées, de ces dialogues que du temps métaphorique de leur matérialité. Réinvestissant ses toiles anciennes, l’artiste y découpe des fragments colorés ou en éclipse la surface, couvrant et découvrant les « bords fluents » (Michel Serres). Elle image des couches invisibles dans la sédimentation d’un horizon, sur lequel elle trace au fusain, ces « plus petites parties de l’air » empruntées à la gravure cartésienne, en excite les suspensions, les nuages, en mouvements poétiques qui prennent sens dans l’imaginaire indéfini et sans pesanteur de l’aérien sublunaire.
L’étude de la représentation des météores prend aussi d’autres détours dans l’œuvre de Catherine Viollet. Inventant sa propre quête de la mobilité de l’air, elle distrait la formalisation abstraite des modèles et des cartographies météorologiques vers une poésie picturale de l’instable et de l’éphémère (série Le pas de temps du modèle, 2008, huile, pastel sec et fusain sur toile). Sur la toile, apprêtée à la pierre ponce et travaillée verticalement, les courbes, au tracé plus ou moins appuyé, se tordent, s’enroulent, se croisent, s’écartent. Le frottement du fusain laisse un sillage de poudre, trace fictive des turbulences perceptibles et invisibles, du tumulte muet de l’air en mouvement de subsidence et d’ascendance.
De la météorologie, Catherine Viollet retient et travaille aussi le discours diffusé quotidiennement par la presse, celui qui accompagne les cartes d’une narration de l’advenir. Sur le textile empesé, l’isobare, ruban rouge imprimé sur fond blanc, se fait rivière, route, réseau d’information en lacis (Le pas de temps du modèle, 2008, impression numérique sur textile) des collisions temporelles et spatiales de la circulation planétaire : orages à Rio-de-Janeiro, vents violents au sud de la Scandinavie, averses sur les Mascareignes et le Timor occidental, toujours pas de dégel sur la capitale iranienne, brutal refroidissement à Chicago… Le dessin est abstraction formelle de l’instable et de l’éphémère, des menaces virtuelles et réelles. Entre science et art, il enraye l’immédiateté violente des soubresauts du monde, en interroge les perceptions, en bouscule les contingences, en attise les ambiguïtés pour en penser les complexités.
L’écriture de Catherine Viollet est dialogue, des formes, de l’énergie de la couleur et du tracé, lorsqu’elle cadre les corps (Les Hommes se peignent I, 1984, acrylique sur toile, 185 x 135 cm) ; lorsqu’elle étudie et représente un fragment de relief égyptien (Kom Ombo’s foot, 1985) ; lorsqu’elle observe la statuaire de Maillol et peint des portraits où dessin et couleur jouent ensemble dans l’espace du tableau, en suspension, éprouvant l’un et l’autre la distance qui les lie et les délie (Dina, 1983, acrylique sur envers de skaï, 200 x 154 cm ; Pilar, 1984, acrylique et fusain sur toile, 191 x 153 cm).
Le sujet de la toile est aussi question d’échelle, de l’échelle 1 du pied en sandale du temple de Kom Ombo (acrylique sur toile, 150 x 107 cm) ou de la silhouette (Ibérique, fusain sur toile, 185 x 140 cm, 2010) à celle de la terre et au-delà (Planètes, acrylique sur toile libre, 1980), ou à la brindille magnifiée, à la branche, traitées au fusain (Santo Domingo II, 1992) ou superposant huile, pastel et fusain (La ligne végétale, 1999), aux collection de mode, images de robes vides sur fond uni et sur lesquelles semblent s’agiter des règles flexibles de dessin (Les robes de septembre, 1981-1983).
Cadré serré, le sujet pousse les bords de la toile. Dans l’arrêt tendu de son mouvement, entre adhésion et prise de distance avec le support, à la surface vide, recouverte ou stratifiée, il lui impose, tout en souplesse, un rythme, un équilibre fragile où le sensible se fait question, où le réel se fait oubli et doute, quête d’une représentation libre à inventer en permanence.
Conçue en rebonds entre les œuvres anciennes et les plus récentes, l’exposition, accompagnée par le commissariat de Françoise Docquiert, est construite en écho avec les œuvres d’Iroise Doublet, Bernard Quesniaux, Alexandra Sà , Marine Wallon et Myung-Ok Han.