En France, ce 27 janvier, anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz est le jour de la mémoire de l’Holocauste : pour tous, il s’agit de prendre conscience que le mal absolu existe et que l’horreur s’inscrit dans une histoire. « Tout le reste était réparable, mais ça, non » dit la philosophe Hannah Arendt … « il s’est passé quelque chose dont personne ne pourra se débarrasser
La mémoire fait alors retour sur l’horreur, sur cette tragédie de la Seconde guerre mondiale dont l’ampleur ensanglante à jamais l’histoire. Depuis lors, cette mémoire a surgi sous formes multiples, écrites, filmées, documentées. Ces images qui disent la barbarie possible nous hantent, pour toujours. Même ou surtout s’il s’agit de traces plus pudiques, plus allusives que vraiment explicites ou démonstratives, pour cette raison même, d’autant plus poignantes car elles inscrivent l’histoire intime d’une famille au sein de la tragédie qui a changé pour toujours l’histoire du monde.
Ainsi l’exposition de photos réunies par Christian Gattinoni, à la mémoire de son père, emprisonné 26 mois dans le camp de concentration Mauthausen dont il est, par chance extrême, revenu. Il y a la photo d’un album de famille à gros fermoir, grand ouvert, mais comme dévasté, les photos qu’il contenait ayant été arrachées ou peut-être découpées dans un départ précipité, puis l’on voit des visages d’hommes, l’un heureux, séducteur, coiffé à la mode d’avant-guerre, tandis que l’autre immense, émacié, plein d’effroi, un œil clos peut-être mutilé et l’autre exorbité – le même, avant, et après les ravages de la guerre. Ou encore cette autre photo d’un visage caché par des mains décharnées, comme pour dissimuler ce qu’il ne faut pas voir. Et bien d’autres photos encore qui composent ainsi toute une histoire, sans cesse revécue dans une famille puisque fondatrice de son histoire.
Pour Christian Gattinoni, c’est celle de son grand père architecte italien qui fuit son pays pour n’avoir pas à construire sous Mussolini et se réfugie en France, de son père électricien, résistant arrêté en 1943 par la Gestapo rue Lauriston dans le XVIè, puis emprisonné à Drancy avec les prisonniers de Nuit et brouillard, et déporté au camp de Mauthausen, où il réussit à survivre pendant 26 mois jusqu’à la libération du camp en 1945, puis son retour en France.
Comment une famille pourrait-elle oublier ces photos qui racontent la cruauté subie par celui qui l’a fondée et qui a donné le jour à plusieurs enfants, et ce, malgré l’horreur vécue dans ce camp ou peut-être en raison même de cette horreur, par volonté de vivre coûte que coûte et de donner la vie à son tour – Histoire paternelle qui fonde à son tour le destin de sa descendance, de la « seconde génération ». Car c’est pour témoigner et pour que nul n’oublie, que Christian Gattinoni est devenu grand spécialiste de la photo, qu’il enseigne à l’Ecole nationale d’Arles depuis 1989, mais aussi qu’il a fondé et dirige cette revue critique et que depuis le milieu des années 1970, mêlant écriture et photographie, il compose des cycles d’images sur la mémoire de l’histoire du XX° siècle qui rendent hommage à son père et à travers lui à tous ceux qui ont subi l’abomination des camps nazis.
Cette mémoire est primordiale, surtout actuellement. Ne nous voilons pas la face par indifférence, naïveté ou inconscience : l’actualité politique de ces derniers temps a pris une tournure des plus inquiétantes, car des fantômes ressurgissent qu’on aurait tellement voulu disparus à jamais. Comme si nous étions devant la possible résurgence de quelque chose d’abominable au cœur même des pays jugés les plus civilisés où, ça et là, mais de plus en plus, on entend les voix pronant un nationalisme revanchard et vindicatif, la fermeture des frontières, la création de boucs émissaires, ou l’exclusion de tout ce qui n’est pas dans la norme.
Et ceci en Europe, alors que les principaux pays sont confrontés à des échéances électorales capitales pour leur avenir à court et long terme ou bien aux Etats Unis où l’arrivée à la Maison Blanche du 45 ème Président fait craindre le pire pour l’avenir de nos démocraties et des grandes organisations construites dans l’immédiat après-guerre pour préserver la paix. 67 ans après la fin de la Seconde guerre mondiale et ses 50 millions de morts, en 2012, l’Europe reçut le Prix Nobel de la Paix. Et pourtant dans cette même Europe, on ne compte plus le nombre de partis populistes qui voudraient détruire cet édifice, certes très imparfait mais devenu si nécessaire pour faire entendre à nouveau les voix de la haine et de l’exclusion.
A entendre tous ces leaders populistes, on mesure avec effroi que rien n’empêche la possible résurgence de quelque chose d’abominable au cœur même des pays jugés les plus civilisés prompts à commencer – ou pire encore – à recommencer à entonner les vieilles rengaines qui ont fait tant de mal.
Pour Pierre Rosenvallon du Collège de France, l’un de nos plus grands historiens actuels, le 20 janvier 2017, le discours d’investiture de Donald Trump et ce qu’il signifie de ruptures en cascade dans la politique américaine vis-à-vis du reste du monde « marque une pierre noire dans l’histoire de nos pays et dans l’histoire du monde, peut-être le moment le plus important depuis la Seconde guerre mondiale » (1). Une semaine plus tard, pour juger du péril, on peut voir au quotidien se livrer à la destruction systématique de tous les acquis sociaux réalisés par son illustre prédécesseur.
Devant l’essor du fascisme en Italie dès 1922, Gramsci évoquait « ce temps difficile, où le vieux monde est mort et le monde nouveau n’est pas encore né, car c’est dans cet entre-deux que naissent les monstres ».
Que toutes ces photos, ces livres, ces documentaires qui rendent sensible l’horreur vécue par nos familles puissent provoquer un sursaut collectif propre à enrayer l’engrenage fatal de la violence sociale et à débarrasser les peuples des monstres de la barbarie.