Cécile Hartmann – Le Serpent Noir

Une ancienne prophétie Lakota. Viendra un serpent noir au dessus du sol et, lorsqu’il se glissera sous terre, il profanera les sites sacrés, il empoisonnera l’eau et détruira la terre. Sur la musique de Térence Meunier, Cécile Hartmann propose un « road movie » à la poursuite de l’oléoduc Keystone XL, du Nebraska à l’Alberta. À l’écoute des murmures du sol, de l’eau et du vent de la prairie, brusqués par le martelage des chevalets de pompage, les bruits de l’extraction et le souffle des torchères, le film emmène le visiteur dans le « temps en suspens » d’un voyage méditatif. Ni la route, ni l’oléoduc et les luttes contre la construction des derniers tronçons ne sont visibles ; entre surface et profondeur, l’événement que piste le film est latent. Pas de démonstration, une photographie en direct, des indices sans parole. Dans le mixte, que composent l’image et le son, entre image mentale et image documentaire, la complexité et les antagonismes sont soumis à l’imaginaire et à la conscience de chacun.

Sculpture, peinture murale, sérigraphies, photographies, installation, affiches, l’exposition se déploie en rhizome du film. À l’entrée, les murs noirs du couloir engagent voyage et méditation. Seul, au mur, un éclat de chêne, « Cut », relief d’une coupe griffé par la tronçonneuse et recouvert d’oxyde de fer, se détache, gris sur noir, en forme de pointe de flèche. Il se fait indice et trace de la tension entre le visible et l’invisible, archive anonyme d’une fiction de la mémoire et d’une histoire non résolue.

Untitled (Duality), « STANDING ROCK / BLACK ROCK », « SACRED STONES / KEYSTONE ». Comme un geste d’activiste, les noms en couple et leur cadre, en réserve blanche sur le mur peint au noir, résonnent, antagoniques et inégaux, des luttes pour la terre, l’air et l’eau, des spoliations au nom du droit à la conquête et de l’intérêt des fonds spéculatifs, des généalogies blessées par l’expropriation et la pollution. Ils vibrent de la voix silencieuse de la terre et des rivières, de la colère pacifique de David Archambault II, l’ancien chef de la réserve de Standing Rock, de celle de l’historienne LaDonna Brave Bull Allard, de leurs harangues lancées depuis des années à l’irresponsabilité et à la versatilité des responsables politiques nationaux et internationaux, des luttes sans armes, des corps opposés à la violence armée de l’économie privée et de l’État.

En écho amplifié et diversifié de l’adresse murale, seize sérigraphies affichent des couples de mots antagoniques : « COMPASSION / COMPETITION, EXISTENCE / COEXISTENCE […] AUTONOMY / AUTHORITY, EXTRACTION / EXTINCTION » . Alignées en deux bandes superposées, l’inférieure d’un gris plus chaud teinté à la terre brûlée, elles se déploient en dégradé inversé, du gris pâle au noir, de la douceur à la dureté. Face à ce qui se joue dans l’invitation à penser les possibles alternatifs, une photographie – archive, portrait, paysage ? -, couverte d’argile blanche teintée à l’oxyde de fer, fragile, interroge les contingences de sa révélation sous le masque de contamination ou de son altération par oxydation. L’implication anthropique est sans visage, elle est dans les mots.

Un seul portrait, « Untitled (First Boy) », en format poster tiré sur papier satiné. Jeux de regards. Le portrait se reflète dans un monochrome noir pétrole de même dimension. Narcisse noir bitume ou reflet du visiteur ainsi impliqué ? Miroir de temps ambigus ou improbables, d’espaces de vie incertains, que l’installation « Untitled Broken Pipeline » (carton, argile, oxyde de fer), les photographies de failles, les impressions sur papier-affiche « Spill », installent dans la menace imminente. L’indice, l’interstice, le signe, le geste sculptural s’annoncent en fiction documentaire de l’oléoduc brisé, de la fuite, du bitume, des hydrocarbures synthétiques et du pétrole répandus, de la souillure des sols et des eaux. S’amorce la descente sous terre, pas de date, de lieu, mais une infinité de repères en écho des pollutions, noires, visqueuses, signes d’une cécité répétée à la nature et aux héritages, d’une obstination aveugle tendue vers le profit immédiat.

« Pawnee Grass Land […] Little Big Horn […] Fort Mac Murray […] Petroleum Valley […] Lake Ohae […] Pierre […] Standing Rock […] Wounded Knee, Pine Ridge Reservation […] Sacred Stones […] Milk River ». En quatre-vingt-douze noms de lieux, en colonnes sur une affiche à emporter « Untitled (The list) », Cécile Hartmann offre au visiteur la carte de la poursuite du serpent noir et de ses diverticules. Les noms évoquent la prairie, l’eau source de vie, convoquent la mémoire et l’histoire des monts sacrés et des nécropoles, des luttes entre les autochtones et les colons, des traités inégaux et des réserves indiennes…, interpellent les films de Raoul Walsh, John Ford, Arthur Penn, Kevin Costner… La liste s’image en carte mentale pour le visiteur.
À travers l’Alberta, le Montana, le Nebraska et les Dakota du Nord et du Sud, « Le Serpent Noir » relate la présence invisible de l’oléoduc, ses sources aux confins du capitalisme dévoreur de mémoire, son tracé insensible à l’histoire et aux lieux patrimoniaux. Mai dans la prairie et la forêt boréale. La caméra alterne mouvements lents, rapides et saccadés, flous et focalisations. L’échelle se contracte et s’étire. La caméra scrute le sol, épais et fertile, ausculte ses strates ; elle s’ouvre sur les formations géologiques sculptées par l’érosion, sur l’horizon de la plaine et des montagnes enneigées ; elle découvre les rivières et les lacs ; elle s’accroche aux touffes de graminées et aux nuages courbés par le vent ; observe quelques bisons et les oiseaux dans le ciel. Temps premiers des étendues herbeuses, la musique se fait peu à peu plus insistante en annonce d’un devenir équivoque.

« Wandering River, Battle River, Two Medecine River ». Des sables bitumineux de l’Athabasca au sud du Montana, le sol et le vent, la plaine herbeuse, la caméra se focalise sur les pierres tombales de la bataille de Little Big Horn. Un lézard mort, de la boue noire et le rythme mécanique, répétitif d’un chevalet de pompage, au centre d’un cercle stérile, envahit la bande son et l’image. Dissimulé sous la surface de la terre, le serpent noir impose sa présence, brutale, inéluctable.

« White River, Dog River, Red Deer River, Powder River ». Du Dakota du Sud à l’Alberta, de la prairie à la forêt boréale, le paysage se fracasse : excavations, sols griffés, dénudés, éventrés, aux couleurs mélangées, bouleversées, torchères, engins de chantier. Le son explose. Le mouvement de la caméra s’accélère, cadre le fluide, l’écoulement. L’image de la pollution, entre visible et invisible, de plus en plus prenante, modèle les paysages, imprègne la terre.
« Missouri River ». La rivière déroule ses méandres. Dépôts et unités de stockage ferment l’horizon ; lignes électriques, clôtures, tranchées découpent et enserrent le paysage. La force du visible est-elle aussi l’indice de la violence faite à l’invisible, l’esprit des vivants et des morts, l’eau souterraine, la fertilité de la terre, une manière de rappeler que le pouvoir d’occuper et d’exploiter s’est développé sur l’ethnocide ?

« Cheyenne River ». Sur un sol et un sous-sol que l’exploitation a meurtris, la caméra questionne l’antagonisme des paysages comme les mues irréversibles : le barrage qui inonde les terres nourricières, les engins qui écorchent le sol, les chevalets de pompage, les torchères, les groupements isolés de maisons indiennes dans la prairie. Les mythes ont cédé la place à la croyance au progrès indéfini, à la volonté de conquête et de maîtrise des espaces décrétés vides par les nouvelles certitudes.

Sans commentaire, le film, dans le récit synchrone de l’approche documentaire et de l’approche fictionnelle, construit en tension l’archive d’un présent où entrent en collision le temps long des écosystèmes, les temporalités des mémoires et de l’histoire et les anticipations d’une économie qui ne fait valeur que de la rentabilité à court terme. L’énumération, en générique, des noms des lieux traversés, comme l’affiche à emporter qui les reproduit, engagent alors le visiteur, autant dans une pensée de la contamination qui hante les territoires que dans celle d’une prophétie différente, d’un potentiel en devenir.