Avec patience, constance et détermination, Annabelle Munoz-Rio photographie des corps dénudés depuis plusieurs années. Ses mises en scène – où elle se prend parfois pour objet de sa propre pratique – témoignent d’un regard extrêmement sensible et attentif à l’altérité.
En 2018 elle a bénéficié d’une résidence artistique aux Philippines, fruit d’un partenariat entre le Centre Intermondes de La Rochelle, l’Alliance Française et la galerie Mabini de Manille.

Nicole Vitré-Méchain Quel sens cela peut-il encore avoir de photographier des corps en 2019 ?

Annabelle Munoz-Rio L’histoire de l’art tant en photographie qu’en peinture abonde d’images de nus. Ce terme de nu ne me convient pas ; il est trop connoté académiquement. Au nu je préfère la nudité. Se dénuder, se mettre à nu c’est se tenir à l’écart des conventions. Être conscient de sa nudité, c’est faire une expérience autre que celle du nu. Chercher et accepter peut-être la part animale de l’être, tourner le dos aux faux-semblants ; d’ailleurs je photographie souvent des gens de dos.

Dans l’expression se mettre à nu, qui met à nu ? Qui se met à nu ? Est-ce le photographiant et/ou le photographié ? On touche alors sans doute à l’intensité de la mise à nu elle-même. L’acceptation du dénuement véritable nous renvoie sans doute à des sensations primitives dont les codes de la vie sociale nous coupent souvent ; se dénuder, c’est par le corps se re-connaître et ré-apprendre la juste distance à soi et aux autres.

Il me semble que malgré tout ce qui a pu être représenté, peint, sculpté… le corps reste un sujet inépuisable. C’est lui qui nous permet d’être au monde et c’est aussi lui qui peut nous empêcher de l’être. Cette idée d’un corps empêché me parle beaucoup.

J’ai une démarche en apparence classique : atelier et modèle, mais je suis bien ancrée dans le réel avec des modèles bien réels, très incarnés, vivant dans leur époque, avec leur histoire de vies. Comme l’a très justement formulé Jean-Luc Nancy : …ce n’est qu’alors que le geste et le corps nu deviennent figure et se réalisent. La sensation est immédiate dans le présent : plus de passé, plus de futur. On parle alors de notre condition humaine. Il me semble que c’est une manière de suggérer la gravité du réel.

NVM Comment travailles-tu ? D’après toi qu’est-ce qui caractérise ton travail ? Qu’est-ce qui compte le plus : le processus de création ou l’oeuvre qui en résulte ? La démarche avec et autour du modèle et le temps de prise de vues sont-ils aussi importants que le résultat final ?

AMR Les images que je donne à voir sont plus des tableaux photographiques que des photographies pures. J’ai d’ailleurs une approche plasticienne du medium.

Au début je cherche à réunir des conditions pour que quelque chose se passe et monte durant la séance de prise de vues : choix d’une mise en scène, travail sur l’espace, attention portée à certains accessoires qui m’apparaissent souvent en fin de compte comme des éléments perturbateurs, ce qui m’intéresse. Il me semble alors que se produit une forme de condensation, concentration de l’espace, du modèle, du temps…

Le processus de prise de vues est aussi important que l’image finale qui en résulte. Pendant longtemps je ne montrais pas mes images, l’expérience du processus me suffisait. Puis la nécessité de montrer est venue, de voir une seconde fois peut-être. Il demeure toujours néanmoins un temps de latence entre la prise de vues et le moment où je commence à regarder vraiment les photographies ; cela va de quelques semaines à quelques mois. C’est une vraie question pour moi : quelle part de l’expérience vécue transparaît dans l’image ? A contrario quelle part disparaît ? Il me semble que la restitution via une image à l’échelle 1/1 permet de retrouver cette intensité. C’est toute la différence, essentielle, entre voir des images et voir des corps. Ce qui me fascine aussi c’est que parfois on ne sait plus bien s’il s’agit de féminin ou de masculin. Dans les formes qui apparaissent, quelque chose bascule entre réel et étrangeté : ne pas reconnaître nécessairement mais connaître de manière renouvelée, ravivée. La limite, voilà ce que je cherche sans doute de manière intuitive …Je pense souvent à ces mots : intuition organique.

Puis vient le temps de l’accrochage et c’est là devant les images finales sur le mur, que je deviens spectatrice de mon propre regard ; c’est une expérience très troublante qui me permet de mieux entendre ce qui se trame vraiment dans mes images photographiques.

Je ne cherche pas à connaître l’histoire de mes modèles ni à atteindre une forme d’idéal à travers leurs corps. Mon intention artistique est dénuée de toute volonté narrative. C’est souvent dans l’accident, la durée, un certain abandon, que quelque chose de fort advient tant pour moi que pour le modèle. Je vois bien aussi que moins je cherche à raconter des histoires plus l’image finale est forte. Néanmoins je suis bien consciente, qu’en ce qui me concerne, à l’origine de tout cela il y sans doute quelque chose de l’ordre de la sidération qui traverse mon travail.

NVM Quels artistes, quelles démarches ont pu nourrir ton travail ?

AMR Je suis plus nourrie au départ par la peinture que par la photo. Les primitifs italiens (Giotto, Masaccio, della Francesca). Ce qui me plaît chez ces derniers c’est un rapport à l’espace : le rapport frontal sans véritable perspective, le dispositif scénique. La concentration à l’oeuvre dans le tableau : plusieurs scènes ou temporalités y coexistent ; le rapport à la couleur aussi. Un rapport entre mobilité et immobilité pour les personnages comme s’ils étaient figés dans leur apparence malgré un mouvement intérieur. Ce paradoxe, très perceptible pour moi, retient particulièrement mon attention. Puis viennent Le Caravage, Bacon et Morandi. Les deux premiers traitent des corps bien sûr mais je regarde aussi les objets de Morandi comme des corps, en particulier les interstices entre les objets peints qui me fascinent. Certains groupes d’objets me renvoient à des groupes humains. Lorsque je regarde longtemps une toile de Morandi quelque chose se met à vibrer, qui advient, qui vient vers le spectateur.

Quant au Caravage l’échelle grandeur nature des personnages contribue à la réception des corps par le spectateur. Le Caravage traite plus la chair qu’un physique idéalisé. L’ombre d’où émergent ces corps leur confère une présence sculpturale très grande. Leurs postures, leur gestuelle me troublent, tous ces cris muets me fascinent. Et Bacon bien sûr qui me bouleverse profondément. Michel Leiris a si bien parlé de l’espace scénique au sein de la toile chez ce peintre : cube, carré, portes, formes oblongues… Et puis les éléments divers qui viennent ponctuer l’espace et la scène définie : robinet, portes, ampoule suspendue… Il instaure un cadre dans un cadre et à partir de là tout est possible : les sensations les plus primitives soient-elles peuvent jaillir. Présentation/représentation peuvent alors surgir dans le très grand format des toiles : la violence perçue, la douleur d’être, la présence de la chair… Le peintre extirpe quelque chose de l’humain : tous ces corps floutés, déformés, distordus, raclés, partiellement effacés… Son geste pictural me touche profondément.

NVM Que t’a apporté ta résidence à Manille ?

AMR Le fait de sortir de mon cadre de vie habituel, quotidien, familial et d’aller aussi loin pour ma première résidence, surtout dans une ville comme Manille, tout cela était un défi. Pour la première fois je pouvais aussi me consacrer 24 heures sur 24 à ma réflexion, à mon travail. En somme il y avait cette forme d’évidence très forte : j’étais là pour ça. La ville était encore plus forte et dépaysante que tout ce que j’avais pu imaginer : le bruit omniprésent, la pollution, la chaleur, le gigantisme de la cité philippine. Et puis tous ces corps dans la rue, la misère allongée à même le sol, omniprésente dans certains quartiers. On a beau avoir vu des images à la télé, dans des journaux, le choc de la réalité est là, bien présent. Voir, entendre, sentir… Tous mes sens étaient en éveil. Cette ville est parfois vraiment épuisante mais si dense, si intéressante.

J’ai commencé à prendre des photos dans la rue avec mon portable : femmes, enfants dormant à même le sol sur les trottoirs. Je suis retournée dans mon atelier avec ces images rudimentaires qui sont devenues de simples photocopies que j’ai accrochées au mur à l’envers pour une vision upside down. Cela correspondait parfaitement à ce que je vivais. C’est là que la nécessité d’utiliser de très grandes feuilles de dessin s’est imposée, pour mieux retranscrire tout cela, ressentir, éprouver les corps : les représenter à l’échelle 1/1, cela me permettait à la fois de vivre mon propre corps à corps avec le dessin grand format et d’être en connexion avec ceux de la rue, en bas de l’atelier, juste de l’autre côté de la porte. Il y a quelque chose de fulgurant dans ce travail. Je travaillais non-stop sur un dessin jusqu’à l’épuisement ; le non-fini témoigne de cette urgence Je partais toujours du sol, une manière d’ancrer l’espace scénique. Le sol était traité au lavis avec de très gros pinceaux par taches et coulures. Une fois le dessin retourné, mis à l’endroit, je voyais les corps flotter, les lignes de coulures suspendues ; il me semblait que fond et forme, corps et espace dialoguaient alors de façon très forte. C’est aussi un choix mûrement réfléchi que de présenter le dessin final à l’endroit.
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A cette première approche a succédé le travail en studio avec des modèles. L’atelier était spartiate. Pas d’éclairage artificiel, lumière du jour seule. Un grand tissu noir tendu au mur. J’ai travaillé avec des accessoires locaux, objets glanés au hasard des rues le plus souvent, parfois sur les marchés : table, chaise, fruits, éventail…

Au début j’ai eu du mal à avoir des modèles ; je voulais des gens de tous âges, âgés même si possible, sans tatouage. C’est finalement l’assistante de la galerie Mabini qui me soutenait là-bas qui a proposé à des gens de son entourage de faire cette expérience. Pour eux c’était la première fois. Je les ai rémunérés avec ma bourse de résidence. Je refusais les tatouages au début car je redoutais l’irruption d’une narration dans l’image. Et puis en fait j’ai découvert que tous étaient tatoués, une voire plusieurs fois et j’ai travaillé avec cela ; finalement ces dessins à même la peau sont comme des messages qui ont un rapport avec leur construction identitaire.

Pour gagner la confiance des modèles, pour leur faire comprendre à quel point ma démarche ne relevait pas de la prédation, au début de la séance, je me mettais aussi à nu à leurs côtés. Une autre façon d’instaurer un dialogue symétrique dans la relation et respectueux entre regardeur et regardé : au début une prise de vue des deux face à face (avec retardateur), chacun posant ses mains sur les jambes de l’autre en soutenant son regard, puis une seconde, dos à dos. Une façon de prendre vraiment contact. Comme l’a si justement dit Lucian Freud : le modèle et moi, nous faisons un tableau, pas l’amour.
Enfin débutait la séance proprement dite. Chacune d’entre elles relève à la fois du performatif (3 heures d’affilée jusqu’à l’épuisement des deux) et du participatif dans la mesure où le modèle était incité à apporter sa propre contribution, à investir la scène et l’espace comme les choses lui venaient. Il y a aussi, en qui me concerne, quelque chose qui se passe à ce moment-là : toucher avec le regard.
Pour moi dans ce travail, il s’agit de l’histoire de deux personnes qui se rencontrent avec plus ou moins d’intensité. J’essaie de recevoir au maximum l’histoire qui passe à travers le corps de l’autre. Il s’agit de deux histoires de vie, celle du photographié et celle du photographiant, chacune avec sa part d’autobiographie, de vécu personnel. Pendant la durée de la prise de vue il se passe quelque chose de très fort en ce qui concerne la distance entre le modèle et moi : plus près, plus loin, se rapprocher, se distancier ; plus le temps passe plus je tourne autour du modèle.

Je suis très attachée à recueillir la parole des modèles après la séance ; tous m’ont parlé d’un ressenti fort et d’une expérience singulière. Voici quelques phrases qui m’ont touchée :

-R. I actually volunteered for the shot because recently I was feeling like my body was not my own, and this was my way of reminding myself that my body is mine.

 S. This is my very first time ; I felt nervous but as the shoot continues I started to enjoy every moment.

 V. It was a beautiful experience transforming my body into an abstracted sculpture. Leaving my ego behind and becoming one with the composition.

 Z. It was a new experience for me, posing naked. I thought being naked would be different, but it felt it’s almost the same.

A l’issue de la résidence j’ai montré mon travail (photos) à Manille, exposition We… Human body dans les locaux de l’Alliance Française puis un an plus tard au centre Intermondes de La Rochelle (octobre 2019) où cette fois-ci les dessins ont été exposés en parallèle.