Les 160 images de six créateurs d‘âges et d’origines différentes que présente Chaumont-Photo-sur-Loire cette année, sous la houlette de Chantal Colleu-Dumond, forment sans doute le plus beau millésime de cet évènement majeur de la photographie contemporaine en France.
Eric Poitevin, portraits sauvages
Eric Poitevin aime la radicalité, la pureté et la simplicité. Pour cette édition de Chaumont-Photo sur Loire, toujours sur le thème du végétal, l’ancien pensionnaire de la Villa Medicis, fidèle à la galerie Bernard Jordan, a voulu jouer sur la variété des salles du château pour alterner noir et blanc et couleurs. Le visiteur commence par découvrir une installation voulue par l’artiste : la mise en perspective de tirages ramenés à un format modeste, végétaux isolés, essentiellement graphiques – on dirait des encres de Chine à la plume sur fond blanc, encadrés centrés sur une relativement large surface blanche : par sa radicale simplicité, le décalage fonctionne parfaitement. La scénographie exclut tout cartel, trop réducteur selon Poitevin : de toute façon il ne donne pas de titres.
On passe ensuite à des grands formats de paysages en couleurs, des chemins forestiers près de Verdun : l’artiste, lorrain, habite toujours la Meuse. Le regardeur s’y trouve littéralement immergé : l’avant- et l’arrière-plans de ces vues de chemins forestiers restent flous. Seule la partie centrale est nette : banal, me direz-vous, c’est comme un portrait, et l’artiste en fait fréquemment (voir, par exemple, sa série des religieux et cardinaux du Vatican). Sauf que, en l’occurrence, le sujet sous-bois n’exige pas de focus : pas plus, en tout cas, au milieu qu’ailleurs dans l’image (entre nous, l’autofocus ne serait pas un sacrilège, mais c’est pris à la chambre !). Car, en dehors de la zone de lumière, tout se vaut dans ces espaces à l’état sauvage : pure gratuité de l’acte créatif. Viennent alors des polyptyques présentant tour à tour, sur fond blanc, des fruits en décomposition, des coquilles d’œufs brisées, ou rien : « J’ai un parti pris : la photographie, toutes les photographies, rien que la photographie ». Pas d’histoire, ni de récit d’aucune sorte. Je note aussi les maîtres de l’histoire de la photographie qui planent sur son travail : Nadar, Alexandre Rodtchenko, Raoul Hausmann. Et Richard Avedon pour qui les personnes photographiées en studio deviennent leur propre symbole. Poitevin regarde, et pense. Chez lui, le sauvage est cultivé.
Ljubodrag Andric Faces de surfaces
Dans les Galeries hautes du château se trouvent vingt et un grands tirages produits par le Domaine de Chaumont sur Loire. Ces œuvres sont du photographe à la triple nationalité – canadienne, italienne et serbe – Ljubodrag Andric. Elles nous emmènent en Inde, plus précisément au Radjastan devant quelque vieux mur des plus ordinaires qui n’attire pas l’attention des touristes, ou des plafonds de palais. Expérience confondante digne de la proximité rétinienne d’une toile « terreuse » de Courbet par-delà ses empâtements saisissants. L’artiste cite volontiers Cézanne pour expliquer son rapport à la couleur. Sauf qu’ici la composition n’a rien d’un tableau du dix-neuvième siècle. Le centrement peut s’imposer par-delà toute symétrie, comme pour ce petit pan de mur dégradé aux multiples nuances de vert, lu comme un « arbre mystique ». Nous voici replongés au cœur de ces matières de plâtres rosés qui recouvrent les rues de Jaisalmer comme aux temps des réjouissances dégoulinantes du Holi festival, aux visages empigmentés à l’envi ! Et, dans la pièce suivante, se trouve, en opposition, la photo prise chez quelque Maharaja désargenté de Jaipur, du plafond étoilé de stucs éclairés de bas en haut qui vient à nouveau tromper notre œil : impression de formes convexes. En réalité elles sont concaves ! Ljubodrag Andric se saisit à bras le corps du réel pour en changer la teneur. Le cadrage serré, frontal, souvent à ouverture f11 m’a-t-il confié, transfert et traduit un plan que je qualifierai d’abstractisé. Ces immenses réservoirs d’eau de pluies de mousson sont sortis de tout rapport d’échelle. S’extraire de la terre pour élever notre esprit par le sens de la vision soumise à l’épreuve du réel le plus terre-à-terre.
Loredana Nemes Arbres de vie
C’est à Rügen, une île qu’elle a visitée quinze fois, que nous déambulons avec Loredana Nemes. En toutes saisons, découvrons une forêt de hêtres, à propos desquels la photographe ne comprenait pas pourquoi elle se sentait interpellée par eux. Jusqu’au moment où elle comprit que ce lieu la protégeait, en la faisant se souvenir de son enfance dans les Carpates, en Roumanie. Travail hypersensible, thérapeutique autant que poétique. Vision très pointue que cette série sélectionnée par Chantal Colleu-Dumont exclusivement sur l’association arbres et mer.
L’artiste travaille aussi des marines dans lesquelles la mer apparaît seule. Ou encore la forêt seule. Cette île est magique, dit-elle, « les couleurs et la lumière »… Nemes attire notre attention : « Voyez cette photo : la lumière embrasse cet arbre ». « Mon travail explore le temps », commente-t-elle. « Normalement, dans cette île, il ne neige jamais… mais elle souhaitait voir l’île aux quatre saisons, alors elle demanda à la boulangère de la prévenir quand il y en aurait ! » Elle accourut. Et voici l’endroit où Caspar David Friedrich a peint sa fameuse toile avec ces falaises de craie… Les arbres vont nous survivre, prévient Loredana Nemes ! Dialogues entre l’air et l’eau, l’eau et l’arbre. Elle a écrit un texte en dialogue avec cinquante de ses images : poésie, sous un rapport anthropologique au paysage. « Ce lieu est le mien, conclut-elle, mais je n’ai que deux jambes… ».
L’exposition se poursuit… Des paysages, des paysages et encore des paysages…
Pourquoi, encore et toujours des paysages… ?
Réponse : parce que ! Il n’y a rien de plus accompli qu’un paysage. Car le paysage est tout simplement la figure de l’infini.
Bae Bien-U Voir grand.
Voici quatre grandes images inédites de Bae Bien-U, qui a déjà eu, à deux reprises, les honneurs des cimaises de Chaumont : il montrait alors des « forêts très calligraphiées » dit Chantal Colleu-Dumond. Photographe coréen depuis plus de quarante ans, artiste de la galerie RX à Paris, présenté comme le plus reconnu dans son pays, le photographe offre des vues épurées, essentiellement panoramiques de montagnes au loin. Voir grand, semble nous dire Bae Bien-U. Avec un premier plan flou, ondes incertaines de graines au vent. Il joue de l’ambiguïté de la ressource photographique, poésie de graminées, nuées blanches soit végétales soit nuageuses : on ne sait. A première vue, en tout cas. A la frontière avec la peinture, il reconnait l’influence du groupe de photographes américains f/64, qui s’était engagé dès 1932 à promouvoir un genre novateur – parmi ceux-ci on citera Ansel Adams, Imogen Cunningham, John Paul Edwards, Brett Weston et Edward Weston-, ainsi que le peintre Jeong Seon (1676-1759) connu pour s’être distingué de la tradition chinoise par un style plus « fouillé » si l’on peut dire. Comme toutes les photos de Bae Bien-U celles-ci ont été tirées à Berlin.
Nicolas Floc’h, immense immersion
Sur le rapport art et science Nicolas Floc’h est intarissable : les premiers témoignages sur le fog en Angleterre se trouvent chez Turner : une thèse britannique récemment faite sur le sujet commence par ses peintures, assure-t-il !
Scientifique et artistique à la fois, le travail du photographe, ancien résident de l’expédition de la goélette Tara au Japon, s’intéresse aux fonds océaniques et fluviaux. Point d’humain, nulle naïade, sans façon ni poisson dans ses images : elles sont minimales, vastes et larges à la fois.
Faire un état 0 de ces paysages (le cycle du vivant-non vivant, les anciens bassins sédimentaires, « donc anciens fonds de mer », la relation paysage terrestre-paysage sous-marin), telle est sa démarche. Et mettre à disposition des scientifiques cette mé
moire (fichiers bruts) d’un territoire : un geste citoyen, dit l’artiste.
Dans la série La couleur de l’eau, non présentée à Chaumont, ses grandes escales, passées, présentes et futures se nomment : bassin versant du Mississipi (31 états couverts, « un vaste territoire agricole, urbain et industriel », la Red river et ses eaux rouge dues aux tanins des forêts, les White, Cheyenne, Milk river et leurs eaux blanches en profondeur), embouchure du Tage, bassin versant du Rhône, estuaire de la Loire (orangés, jaunes, rouges en profondeur), en attendant de traiter l’ensemble de son bassin versant (plus d’1/4 de la France). C’est une myriade de couleurs qui règne dans les eaux de la terre, plus ou moins chargées, résultante des multiples facteurs du vivant (planctons, sédiments, etc.).
Il explique : « plus on descend dans la colonne d’eau de la zone photique qui peut atteindre 200 m (lui s’arrête, en plongée bouteille, à 100 m) plus la saturation augmente. Dans une eau verte on passe d’abord par un vert fluo à 20 m. puis très verte, à 50 m où il n’y a plus de lumière. Il photographie tous les 10 cm à 2 m de profondeur, tous les 5 à 10 m à 100 m. En descendant, ses paramètres (ouverture et vitesse) évoluent jusqu’au moment où il les bloque.
Il nous précise qu’il fait beaucoup de choix à la prise de vue, mais pour d’autres projets « il faut sélectionner parmi des milliers de clichés ». C’est le cas des expositions de « La couleur de l’eau » dont il installe les dégradés colorés en grilles sur de grands murs.
Ce qui intéresse Nicolas Floc’h c’est le parcours de l’eau sur le territoire, les divers éléments vus sous le prisme de l’eau : ciel, champs, arbres, par exemple, dont les tanins colorent les fleuves, …
Il ajoute : « les scientifiques se sont construit leur image de la mer par Cousteau, les aquariums… Il convient de renouveler cette image ». Et mettre à la disposition des chercheurs les résultats d’une démarche artistique menée, on l’a compris, avec la plus grande rigueur, sans la moindre concession.
L’édition 2023-2024 de Chaumont-Photo-sur-Loire met en avant la série Initium Maris : de grands tirages noir et blanc, six ans de travail autour de la Bretagne principalement.
Les algues géantes des zones marines tempérées forment un mur végétal : laminaires de 3m et autres espèces d’algues jusqu’à 10m de long, prises au grand angle et en lumière naturelle : « 80% de ce travail a été fait en apnée », nous précise Nicolas Floc’h. Par-delà la phycologie, puisque maritime, cette série ouvre une nouvelle histoire de la photographie terrestre.
Précisons que Nicolas Floc’h entend s’adresser à tous publics. Sans concession : pour l’Ifremer et le centre d’art Passerelle à Brest, il a développé une mallette pédagogique ‘initium maris civis’ téléchargeable : elle est à la disposition des écoles. Six cents l’ont déjà utilisée.
Thierry Ardouin Micro-paysages pour méditation cellulaire
La recherche scientifique est aussi à la base du travail de Thierry Ardouin, qui documente l’agriculture française pour le collectif Tendance Floue, qu’il a cofondé en 1991. En 2011, il expose les séries « La bonne/mauvaise graine ? » et « Farmlands » à la galerie Beaudoin Lebon. Intrigué par la question des graines « illégales » : est-ce qu’une graine illégale ressemble à une graine légale ? ( aujourd’hui précise-t-il, elles sont moins illégales, la réglementation ayant évolué). Il sollicite le mécénat d’Olympus. La marque lui fournit une loupe stéréo macroscopique binoculaire, ressemblant à un microscope auquel il est possible d’adjoindre un appareil photo, sans objectif toutefois. La délicate mise au point prend une quinzaine de minutes. Pour la graine de vanille, minuscule, il utilise un microscope.
Dans les collections du Museum national d’histoire naturelle, du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement, et au Centre de ressources biologiques des céréales à paille de Clermont-Ferrand (Inrae), le photographe réalise plus de cinq cents portraits dont la moitié pour le livre « Histoires de graines », édité en 2022 par l’Atelier EXB. Présentées sur un fond noir, ces fascinantes splendeurs exhalent un mystère que la curiosité humaine ne saurait assouvir. L’apparente inertie de ces semences révèle au grand jour les manipulations brevetées dont certaines ont fait l’objet : les microscopiques pilosités qui recouvrent les graines de tomate ou les crochets des graines de carotte sont utiles pour leur dissémination. Mais voici que les semences certifiées sont souvent enrobées de pesticides ou d’argile…et perdent donc cette qualité. En ces temps critiques pour l’humanité, pour sa santé et pour son environnement ne serait-il pas bienvenu de contempler ces œuvres, micro-paysages, de Thierry Ardouin en forme de témoignage : rien qu’en puissance la vie rayonne déjà de poésie, de beauté et de lumière. Assorties de fragilité. A méditer.