L’art serait-il la voie royale du salut climatique et de l’économie circulaire ? En ce début d’année 2022, la réponse se trouve sur les bords de Loire, dans un domaine au nom qui réchauffe et l’esprit et le cœur, surtout lorsque qu’il émerge de la brume matinale dans la fraîcheur des plateaux bocagers de la Touraine méridionale. Car, à l’heure décisive, éveiller par les sens s’avère in fine d’une efficacité universelle, par-delà tous les discours et toutes les COP.
Tel est, en tout cas, la profession de foi culturelle de Chantal Colleu-Dumond, la dynamique directrice du Domaine de Chaumont sur Loire, centre d’art et de nature, centre culturel de rencontre, propriété de la région Centre-Val de Loire. Elle a invité, depuis 2007, nombre d’artistes lors de ses diverses manifestations et expositions d’art contemporain et d’art des jardins. Et, pour Chaumont-Photo-sur-Loire, quatrième édition, non des photographes mais, comme le souligne Pascal Convert, des artistes ayant une pratique de photographie contemporaine.
Venue en voisine de sa maison berrichonne, Tania Mouraud continue de surprendre et d’interpeler. Elle présente ici cinq expositions, toutes plus remarquables les unes que les autres. Thème central : les blessures de l’anthropocène portées à la nature. Dès qu’elle apprend un nouveau cas, un nouveau drame, l’artiste débarque inopinément et au besoin clandestinement, pour photographier ou plutôt prendre des vues qui seront retravaillées à l’atelier. Les sujets et les causes pullulent ! Panoramas ravagés des séquelles de l’exploitation de schistes bitumineux dans le grand Nord canadien, mais aussi Balafres matérielles, panoramas saisissants de mines de lignite à ciel ouvert en Allemagne, les plus grandes d’Europe, « prises au télé à 200 » pour cause d’interdiction !
« Ce qui m’intéresse c’est le côté hyper-esthétique. Mais derrière la beauté : l’horreur ! » dit-elle. En passant dans un autre espace, on souffle devant les Nostalgia et les Emergences, sereines quiétudes des neiges sibériennes seulement ponctuées de vestiges végétaux… Plus profondément, « fiction autour de l’absence du père (mort pendant la Résistance dans le Vercors). Ça parle des failles, dit-elle, des brisures en chacun de nous ». Les grands tirages, que Tania Mouraud réalise elle-même, sont des œuvres de peintre (en dépit même de son renoncement à la peinture acté par son fameux autodafé de 1968 (autodafé de l’ensemble de ses peintures à l’hôpital de Villejuif).
Dans un autre espace se trouve exposée pour la première fois la série des Films noirs (prises de vue 2011, tirages 2021). Profondes et tragiques, ces photographies de natures et d’étangs, situés dans le Cher, apportent au travail du noir et blanc une nouvelle dimension, la valeur graphique d’éclats lumineux juste brossés et caressés. « Je fais un gros travail de post-production. Pas du tout d’une manière intellectuelle, je travaille au feeling. Je pars toujours d’un coup de foudre, même un coup de foudre d’indignation ! pour moi c’est un plaisir, carrément comme un enfant qui joue au légo »
Desolation row (titre d’une chanson de Bob Dylan) est une série grave et claire. Claire d’une clarté d’éclats et de nuées plombées jouant de l’opposition pailles gratouillantes – ciels chatouillants. L’esthétisation de ces mottes effondrées, écrasées et recrachées fleure le purain affiné. Affiné et sublimé. Deux personnages invisibles sont à l’œuvre dans cette série : l’artiste (est-il urbain ?) et le paysan (est-il rural ?). Et voici que l’urbain magnifie ce que le paysan récuse. Mais la raison du paysan est de nourrir, non de détruire. Ces pailles feront faire ripaille comme les yeux s’y trouveront précieux. Ah ! que la boue est belle ! Il y a du Rembrandt et du Courbet sous ces pailles – là.
Fidèle à sa réputation de chercheuse-découvreuse, Tania Mouraud affirme sa définitive singularité dans les Borderland. C’est en observant les reflets des champs sur les round ballers, ces meules de foin bâchées de films plastiques, noirs à l’époque : ils offrent à qui sait observer des sortes d’anamorphoses d’une rare poésie. « Je ne raconte jamais rien, je partage. Je partage une émotion par rapport à l’histoire de l’art, et pour moi, faire de la peinture avec mon appareil photo c’est vraiment faire de la peinture » dit-elle pour conclure.
Dans une veine voisine, le canadien Edward Burtynsky explore les ravages produits sur les paysages par l’exploitation industrielle outrancière, ravages calamiteux aux mirages magnifiques. Troncs flottés issus de la forêt surexploitée en Colombie britannique, pollution du Delta du Niger ou dans le Golfe du Mexique, marais salants en Inde, poussières au vent de mines de charbon en Chine, mine de cuivre aux Etats-Unis, aussi belle… qu’un plafond – Renaissance ! Nul doute que le grand public peut être réconcilié avec l’art contemporain ! De manière beaucoup plus forcée que chez Mouraud, le traitement apporté par l’artiste à ses images dévoile des vues sublimes et stupéfiantes, des abstractions aux harmonies tantôt délicieusement marbrées tantôt violemment contrastées. Nul doute non plus que se trouve ici pleinement atteint le vœu de la Commissaire Chantal Colleu-Dumont, dénoncer tous ces abus « avec force et poésie ».
Pascal Convert, cinéaste, plasticien, écrivain, artiste simplement, mais artiste hautement cultivé, à preuve son Memento Marengo actuellement suspendu sur le tombeau de Napoléon aux Invalides, nous accueille en soulignant son estime pour le travail de Tania Mouraud : ce qui nous rapproche, dit-il « c’est la discrétion dans le fait de regarder de face les choses ». Devant la bibliothèque de 2019, toujours en place dans le château, dont les objets-livres fondus par le verre liquide devenus sujets-sculpture peuvent évoquer un autodafé, il explique qu’il crée toujours « quelque chose d’une forme de résurrection ». « Je pense que notre époque manque singulièrement d’imagination (…) pour communiquer l’émotion ». Il faudrait, ajoute-t-il, « recommencer à imaginer, pour reprendre l’expression de Georges Didi-Huberman ». Et toucher un public de non-initiés, souligner la nécessité de permettre à tous les visiteurs de rêver, de se laisser toucher, de s’émouvoir jusqu’à pleurer devant son œuvre, ce dont il a été témoin.
Dans la salle suivante, il nous parle devant un polyptyque tiré selon une technique du XIXè siècle (contact platine-paladium), extrait de la mission scientifique et artistique qu’il a montée en Afghanistan en 2016. Il s’agissait, à la fois, de documenter la falaise meurtrie de Bâmiyân et d’en produire un projet artistique. La totalité de la falaise a d’abord été scannée (articulation et retournement : 4000 images tuilées par algorithme) puis photographiée avec un appareil photo permettant de « voir le moindre microscopique caillou », un projet en lien avec son travail de l’empreinte, du contact, avec cette volonté d’une extrême précision optique. Il n’a pas voulu utiliser de drones : il insiste sur « le choix de la planéité : être à hauteur d’homme ». « L’artiste occidental ne peut pas être en surplomb ».
Si l’ensemble du panoramique a été présenté en 2021 au Louvre-Lens et au Musée Guimet, à Chaumont sont également montrés « ce que voyaient les bouddhas depuis les grottes », grottes de la falaise, qui communiquent par des tunnels. Avec son cœur d’artiste profondément meurtri et compatissant, il souligne le drame afghan, exprimant le souhait que « l’imagination nous permette de vivre ». Dans la même salle est présentée une vidéo. Il la commente : « Au pied de ces falaises les enfants jouent au foot, pieds nus… mais ce sont des seigneurs. Ils vous regardent à hauteur d’homme, ils n’ont pas de chaussures, ils savent qu’ils n’ont aucun espoir : mais ils ont une dignité ; cela devrait nous rappeler la chance que l’on a, et nous ramener à un peu de modestie… Le fait d’espérer c’est un travail, il faut continuer à travailler » conclut-il.
Pascal Convert nous parle de Raymond Depardon, exposé dans la galerie du Porc-épic, dans le château, et qui n’a pu se déplacer. Le grand reporter cofondateur en 1966 de l’agence Gamma, qu’il dirige de 1973 à son passage chez Magnum en 1978, est l’auteur du long-métrage 1974, une partie de campagne, relatant la campagne présidentielle de Valery Giscard d’Estaing en 1974 (commandé, et longtemps censuré par VGE sans doute en raison de l’importance, inédite pour l’époque, du son direct dans un tel type de communication politique) 1974, une partie de campagne. Peu après il débute dans les lettres et après un premier livre, Tchad, il invente une forme associant photographie et poésie : Notes (1979) paraît chez un éditeur de poésie, Arfuyen. Ce sont ses propres textes qui dialoguent à parité avec ses images. Liant son, texte et images, le photographe devient documentariste.
De prime abord, ses tirages de La ferme du Garet semblent tranquillement restituer l’atmosphère estivale, la blondeur vaporeuse des étables désertées pendant la sieste ombragée des charolaises. Cette ferme était celle de ses parents, de son enfance, proche de Villefranche-sur-Saône : le photographe a ainsi documenté, en le dénonçant à sa façon, le bouleversement sans retour des campagnes françaises durant les Trente Glorieuses. Travail réalisé à la faveur de la mission photographique de la Délégation à l’Aménagement du Territoire (DATAR) en 1984. « Hier, c’était la campagne, aujourd’hui, c’est la périphérie de la ville. Et demain ? », interrogeait Depardon. Mais cette suite constitue plus qu’une précieuse documentation : il s’agit d’une œuvre picturale à l’égale de celle des plus grands Maîtres. On parlerait volontiers de nature-mortes.
D’aucuns y voient une référence à la littérature : certes, mais nous ferons, pour notre part, à nouveau référence à la peinture. Point de détail inutile, une sensibilité aux surfaces et à la matière, une atmosphère et une justesse senties et mesurées, une lumière maîtrisée. On y reconnaîtrait certains des « invariants plastiques » d’André Lhote. De son reportage au Garet, Depardon retient une expérience insolite. « Moi, j’avais le souvenir que je ne regardais pas. J’avais du mal à regarder ». Par ses silences, il sollicite notre imagination : « L’appareil m’a forcé à regarder ». Et le vide apparent nous apprend à voir. « J’essaie d’encadrer le réel devant moi. Il n’a souvent que peu d’intérêt en réalité. Il faut que je rêve ! » Convert poursuit : « Il faut bien mesurer le parcours » réalisé par Depardon. C’est lors du « moment barthésien – avec Roland Barthes » que le statut d’artiste a fini par être attribué aux photographes de presse. Depardon cinéaste, documentariste, « avec son travail sur sa famille, ouvre à l’autofiction ».
Clark et Pougnaud : Poétiser le monde
Poétiser le monde tel pourrait être la devise de Clark et Pougnaud. Ce couple d’artistes, lui artiste-photographe, elle peintre, et font depuis vingt ans un travail qui marie les deux mediums. Ce qu’ils montrent à Chaumont marque un tournant dans leur vie, déménageant de la ville vers une ferme, près d’Angoulême : un lieu désert qui a inspiré à Clark deux questions : peut-on vivre sans être humain autour de soi ? Ils ont l’habitude de faire deux prises de vue, de composer des scènes théâtrales pour faire le portrait « sur mesure » de personnages dont elle raconte une histoire en détails, lui créant la lumière correspondante : « on est dans le nord, il est telle heure, … ». Un art du dialogue, sans épilogue. Dans l’exposition de Chaumont, ces photographies sont prises en prise directe, sans flash, dans une grange.
Ce doux mélange de vrai et de faux, de fruits du potager et d’objets hétéroclites sur lesquels quelque insecte se pose sans trouble, scènes minutieusement composées sur fond de peintures de Pougnaud en guise de décor offre au spectateur une étrange poésie. Ici une perruche contemple des baies sur sa branche immobile tandis que là perse une étrange légèreté par moment dérangeante comme une grenade exquise et dégoupillée à la fois, ou cette main en bois se piquant d’une rose égarée dans une toile peinte en quête de l’improbable atelier. Déconcertante association qui provoque un questionnement : que vois-je ? Qu’est-ce le réel, où commence l’artifice, où continue l’imaginaire ? Autre question : peut-on faire des images sans personnage ? Réponse dans la prochaine série ! mais on soupçonne déjà sa teneur…
Brillante édition de Chaumont-Photo-sur-Loire pour laquelle nous laissons à Pascal Convert le mot de la fin : « La question de l’écriture et de la poésie rejoint les artistes à Chaumont ».