Christian Milovanoff, géomètre intérieur

Certains livres de photographies sont composés d’images prises de longues dates. Elles ne ressemblent plus à ce qu’elles étaient alors. Produites dans le cadre de la mission de la DATAR, les photographies qui composent Bureaux sont du reste loin d’avoir toutes été éditées à l’époque.

Christian Milovanoff a repris ce corpus, et visé à l’opus. Car il ne s’agit pas d’une simple relecture de cette commande, d’une sorte d’actualisation. Les choses sont plus graves, au sens d’une tonalité donnée à ce livre. Dans leur édition première, notamment dans le livre sur le Datar publié en 1985 par Hazan, les “Bureaux” constituaient l’une des marges de la grande commande : essentiellement tournée vers le paysage, avec quelques figures, un peu de ville, quelques nocturnes, les “Bureaux” étaient la rare contribution à ce qui était encore alors un enjeu majeur de la photographie – ce qui concentrait les questions sociales et esthétiques après le succès du paradigme de la photo de rue : les intérieurs. Bureaux sonne comme cela : il s’agit, peut-être aujourd’hui, du dernier grand livre sur les intérieurs.

Entendons, l’intérieur non seulement comme genre mais comme figure d’une époque : Bureaux en 2015, trente ans après la DATAR, n’est pas un caprice anachronique, il est l’émanation, le vieillissement devenu socle de ce que fut l’activité humaine occidentale type après l’industrialisation. Bureaux c’est la condition muséifiée du moderne. En parcourant ce livre, qui contient mille hommages à l’art, à la littérature, à la philosophie comme à l’architecture, au design et à la photographie, on ne peut s’empêcher de penser : Bureaux a été possible parce que Milovanoff est l’un des artistes savant de son époque, et qu’il tutoie l’expérience mythique de Sultan et Mandel dans Evidence, le couple composant le livre phare à partir d’archives administratives. Ici toutefois, le photographe reprend la main et ne pratique pas l’appropriationnisme mais réaffirme la production des images. Il rejoint ici celui qui avait fait du standard visuel le code poétique majeur de l’époque : Ed Ruscha, jusque dans son noir et blanc plein des cendres de la liquidation du pop.

Bureaux a quelque chose d’un tombeau contenant le temps ouvert par Gutenberg, le temps des papiers, des stylos et des gommes, des “imprimés” – celui émergeant de la communication avec ses téléphones reliés par fils et des machines à écrire électriques ou mécaniques. Aux murs, souvent, ces publicités et ces cartes postales – comme autant d’arrangements inconscients pour reprendre l’expression de Walker Evans -, car oui les bureaux sont des intérieurs que l’on organise avec ses rituels et ses décors. D’où vient alors le sentiment que ces espaces sont aujourd’hui si loin de nous, aspirés par le temps, alors que le secteur dit du “tertiaire” domine notre économie ? D’où vient cette impression de Fin des temps ?

Milovanoff photographie les bureaux des années 1980 en l’absence de ceux qui y travaillent, et cette absence est trahie par tous ces détails d’une vie de labeur. C’est la veine d’Atget qu’emprunte Milovanoff en explorant les bureaux. Mais sa façon d’enchaîner les images dans le livre, de relier les séquences n’est pas celle d’une archive ou d’un inventaire, elle n’est pas déléguée à un autre, elle est son œuvre de montage, et pour le dire un peu sottement, ce livre est une magnifique leçon de lecture et d’écriture d’images, chaque articulation est un raffinement formel et savant. Là se rejoint son objet et la pensée de son objet, Bureaux est un livre qui hisse les tiroirs et les couloirs au rang d’un monde philosophique – c’est Piranese lui-même égaré à la fin du XXe siècle.