L’exposition de Christian Sorg à la galerie Dutko (quai Voltaire) réunit des œuvres récentes réalisées entre 2013 et 2023. Ce qui marque le regard du visiteur entrant dans l’exposition c’est la présence sur ces toiles, de belles dimensions, de multiples couleurs et une belle variété des gestes picturaux. Toutes ces couleurs et tous ces gestes concourent à installer sur le support toile des effets d’espace variés. Comme quoi l’artiste est resté fidèle à ce qu’il énonçait déjà dans la revue « Documents Sur » 1 en 1997 : Il n’y a de gestes productifs que par excès. Lâchée, la couleur est débordée vers l’espace.
Christian Sorg procède à l’élaboration de la plupart de ses peintures par une succession de couleurs et de matières en mouvement. La spécificité de ces étendues colorées est d’être obtenues à partir d’un travail de touches multiples plutôt que par un montage de couches. Des premiers gestes sur les fonds jusqu’aux interventions colorées de surface toutes ces figures sont très vivantes, animées par la présence du peintre dans toutes des parties de l’œuvre.
Pour chacune des créations Sorg prend en compte la totalité du subjectile. Les figures vivement colorées restent centrées ou légèrement décalées comme le jaune de Suite Calcicole I. Mais les étendues gestuellement travaillées se prolongent jusqu’aux limites du format. C’est précisément la singularité de cet artiste d’enfouir les gestes et les signes premiers dans l’espace de ses peintures. En poursuivant sa réalisation il ne cherche aucunement à expliciter la genèse de sa peinture. Ce n’est pas une peinture de taches mais une création de traces qui, en se heurtant, finissent par laisser deviner une vague évocation de paysage. Car il faut le rappeler Christian Sorg continue de travailler à partir de choses vues. Elisabeth Couturier rapporte ses dires dans le catalogue de l’exposition : « toutes mes peintures sont liées à un motif vécu ». Cela démarre souvent à partir d’un travail de croquis sur nature.
Cependant ici point de recherche figuratives : ces peintures paraissent abstraites et on peut les trouver assez proches de l’expressionnisme abstrait. Certes elles prennent leurs sources dans les formes et les couleurs de diverses réalités qui ont, un moment donné, arrêté le regard de l’artiste. On peut penser qu’elles y aboutissent aussi en découvrant les titres donnés. Ceux-ci renvoient à des éléments du monde : Saule, 2022, l’Olivier 2022 ou à des situations vécues prétextes à la création : La Grotte Bleue 2020, Le Rouge des Fraises, 2022. Il s’agit ici d’un rappel du temps de l’inspiration. Il faut rappeler que l’attention du peintre qui travaille en lien avec le spectacle du monde est sollicitée autrement que celle du promeneur. Un paysage, par exemple, ne s’impose pas à lui par une certaine harmonie pittoresque mais par les qualités potentielles dont le peintre pourra tirer parti dans la genèse de sa nouvelle création. Il examine les choses du monde au travers de la mémoire de ses expériences plastiques antérieures.
Ce que réussit Christian Sorg pour chacune de ses peintures c’est de créer une belle spatialité picturale tout en maintenant le plan du tableau. Tout se passe dans cet espace de faible profondeur, entre la surface blanche visible par endroits, et le plan pictural optiquement le plus en avant du tableau. Tout le travail du peintre est de donner un maximum de richesse et de cohérence à cet ensemble, qui ne doit ni creuser, ni venir en avant vers le regardeur. De loin, ces peintures procurent au visiteur de l’exposition un effet de profondeur fictive par un emploi judicieux de couleurs et de textures contrastées. Lorsque celui-ci s’approche l’ensemble reste aérien, mais l’articulation des plans s’avère plus complexe comme dans Le Rouge des Fraises, 2022. Les étendues rouges dominent mais l’œil explorateur du regardeur découvre dans la moitié gauche des traces de peinture verte antérieure et surtout il se rend compte que dans le final de la peinture l’artiste est intervenu avec de larges gestes de couleur rose qui peuvent faire douter de l’ordonnance des localisations. L’œil et l’esprit se réjouissent de la légèreté et de l’apparente simplicité avec laquelle Christian Sorg dispose chacune de ses peintures même si, comme nous avons essayé de le dire, cela s’avère plus complexe lorsque l’on les regarde de plus attentivement.
La couleur n’agit pas seule, le dessin aussi ne manque jamais : il s’agit souvent de reprises à la mine graphite ou au pastel gras, mais aussi de tracés au pinceau. Ce sont parfois de lignes structurantes tout à fait essentielles comme dans Face à la Mer, 2020. Bien entendu il s’agit d’un dessin de peintre, l’outil change mais le geste reste semblable : même énergie et même travail de superposition avec en plus les possibilités d’effaçage partiel. C’est ce que l’on peut admirer dans Suite rupestre pour El Cogul, 2018 et Suite pour Arcy-sur-Cure, 2019. Les reprises par des tracés successifs avec un instrument graphique, comme les sticks de pastels à l’huile, se découvrent dans les œuvres qui font suite à des visites des grottes dans lesquelles Christian Sorg a pu admirer les créations des hommes préhistoriques. Comme déjà signalé l’artiste du XXIe siècle laisse visible en maints endroits le blanc de la toile support. Toute chose restant spécifique bien sûr : le support blanc sans châssis, surtout quand il est fixé au mur, équivaut aux parois des grottes pour les hommes préhistoriques. Comme eux le peintre actuel engage toute l’énergie son corps dans l’action pour laisser à jamais des traces d’un temps créatif dans un espace choisi.
Passant d’une toile à l’autre le visiteur éprouve une tactilité particulière dans le posé des étendues de couleur. Toutes ces étendues nous apparaissent frontales, assumant par avance l’accrochage sur le mur vertical de la galerie. Des profondeurs fictives existent cependant de part la superposition des pans de couleurs. Le plaisir des regardeurs (et du peintre comme premier d’entre eux) est de pouvoir circuler avec jubilation, sans heurts, sur l’ensemble de l’œuvre. Les juxtapositions de différentes teintes produisent pour chaque toile une lumière particulière, une lumière picturale qui ne mime pas celle des éclairages de la nature mais qui sourd de la toile. Le résultat est jugé satisfaisant, non parce qu’il correspond à l’idée que le peintre se faisait du tableau avant de commencer, mais en raison de transformations liées à l’expérience de la création et conduisant à la mise en place d’un système spécifique de cohérence.
Si, comme dit plus haut, tout commence sur nature, le lent travail de perfectionnement se passe à l’atelier avant que l’artiste songe à livrer l’œuvre au regard du public. On apprécie toutes les subtilités de cette phase de maturation qui ne brise pas les spontanéités initiales. Mais le point essentiel, à notre avis, est que Christian Sorg reste personnellement présent dans chacune de ses créations. Il y est par les gestes picturaux ou graphiques qui inscrivent dans l’œuvre son « moi » d’homme et de peintre. Ce n’est pas nouveau ; on a connu cela avec les créations gestuelles de l’expressionnisme abstrait et l’abstraction lyrique. Mais l’histoire ne se répète pas et dans la mesure où notre artiste connaît bien l’histoire de l’art du XXe siècle, il a su produire des peintures qui marquent un juste écart avec ses prédécesseurs. Le résultat est que cela plait à beaucoup d’amateurs de peintures contemporaines justement parce que cela rompt avec les créations distanciées produites par de nombreux artistes de sa génération que l’on a pu classer dans la « nouvelle abstraction ». Christian Sorg avec intelligence, sensibilité et conviction a su tracer sa voie. Elle trouve aujourd’hui une reconnaissance qui ne saurait que s’amplifier.
1 La revue Documents Sur a été créée par un petit groupe d’artistes Norbert Cassegrain,Jean-Yves Lnaglois, Pierre Nivollet, Christian Sorg, Dominique Thiomat, ainsi qu’un écrivain et critique d’art : Marcelin Pleynet. Quatre numéros (siple, double ou triple) sont parus entre 1977 et 1979.