Dans le silence de l’exposition, le titre, « Cima Cima », résonne comme les accents du refrain d’un chant collectif de résistance. Le parcours, conceptuel et sensible, se déploie en métaphore de la survie à l’asservissement des corps et à la soumission des esprits, de la mémoire et de l’histoire à travers la connaissance, la circulation et l’usage, visibles et invisibles, des plantes.
Cima Cima est un appel à l’écoute, à la curiosité, une invitation à s’attarder sur les mots, cimarrón, marron, sur leur étymologie, arawak, espagnole, française, créole, sur leur sens de l’animal domestique revenu à la vie sauvage, à l’esclave fuyant sa condition, au symbole héroïque de la résistance et de la liberté.
Salle 1, Matières premières (2020). Le visiteur pénètre une forêt de lés de papier industriel en résine de canne à sucre pendant du plafond. Sur certains d’entre eux se greffent des « fragments de machettes retravaillées et redécoupées ». Le spectre formel des champs de canne entrave le regard, contraint le corps dans un déplacement en ligne et en zigzag, rappelant les astreintes de la coupe dans l’économie de plantation du Suriname et d’ailleurs. Marronnage, « conséquence du droit le plus légitime » écrivait Henri Grégoire en 1826, le titre de l’installation semble jouer sur toute l’ambivalence de la contrainte économique et de la distance sociale, richesse des uns par l’asservissement des autres, pensés comme différents et séparés par là-même ; luttes clandestines pour la liberté et la survie dans des établissements précaires toujours menacés ; manières de table européennes au prix de l’esclavage. Encore aujourd’hui, ne pourrait-on, en regardant ces longues feuilles ambrées, dressées en rangs à la distance entre deux plants, s’interroger, dans une épistémologie de la domination et de la résistance botaniques, sur l’ambigüité de la production de vaisselle biodégradable en fibre de canne à sucre au prix de la destruction de la forêt tropicale et de ses peuples ?
D’une salle à l’autre, l’installation se fait vivante. Huit bacs en aluminium galvanisé sous lampes UV s’étagent en « rizière » (Oryza, 2021) entretenue par Léonard Nguyen Van Thé pendant la durée de l’exposition. Comme la canne, le riz est un voyageur multiple. Le riz est rouge et africain, il est montré ici symbole de résilience. Selon divers récits, la variété Oryza glaberrina, dont un compilateur et voyageur portugais du XVIe siècle disait qu’elle donnait deux récoltes par an sur les côtes de Guinée, serait arrivée au Suriname dans la chevelure des femmes entassées dans l’entrepont arrière des bateaux de traite. En contrepoint, la tapisserie (Repository, 2020, réalisée par John Paul Morabito), incrustée de grains de riz en verre transparent, devient la métaphore d’une banque invisible de graines destinées à la refondation de communautés au-delà de l’océan et de la servitude.
En voyage inverse, Noémie Sauve, invitée par Kapwani Kiwanga, réactive le potentiel germinatif rebelle de graines de tomates en contexte hostile. Matières premières d’une autre forme de résistance et de diffusion, les semences sélectionnées et cultivées dans l’univers urbain de Seine-Saint-Denis initient le dessin d’un partage et d’une expérience plastique végétale (Motif vivant 2, 5 et 6, 2018-2020), d’une lutte pour la liberté de circulation du patrimoine végétal contre le brevetage des semences.
En écho, la série Lazarus – un marsupial australien, une tortue d’eau douce, un écureuil volant, un phasme géant -, étendent les questions métaphoriques de visibilité et d’invisibilité, de stratégie de survie et de subsistance aux animaux. Les quatre sérigraphies blanches sur papier ne révèlent les silhouettes des « taxons Lazare » – des espèces que les naturalistes classifient disparues et qui reparaissent sans qu’on en connaisse les conditions -, que sous certaines incidences de la lumière.
Salle 3. La métaphore végétale (The Marias, 2020), sous la forme de deux répliques en papier de fleur de paon (Caesalpinia pulcherrima, plus connue en plante décorative sous le nom de flamboyant) sur socle, en situation colorée, interroge la condition féminine à travers trois figures de femmes. L’une évoque la naturaliste et botaniste Anna Maria Sibylla Merian (1647-1717) qui, dans son commentaire de la planche 45 de Metamorphosis insectorum Surinamensium représentant la métamorphose du sphinx du tabac (Manduca sexta) sur un petit flamboyant, précise que les esclaves en utilisaient les graines pour leur propriété abortive ; la deuxième, celle des femmes de la société victorienne dont les loisirs étaient occupés par la confection de fleurs en papier ; la troisième, celle des femmes réduites en esclavage au Suriname et qui refusaient d’avoir une descendance esclave.
Réalisée dans la région d’Ifakara en zone rurale de Tanzanie, la vidéo présentée au Crédakino (Vumbi, 2021, 31 mn), entre geste ménager quotidien et performance explore, dans ce qui pourrait être l’univers d’un docteur feuille, « la puissance de motivation de la croyance ». Dans un geste répétitif, éphémère et vain, l’artiste, dos à la caméra, nettoie le feuillage d’un arbuste. Lavées de la poussière – vumbi en swahili – rouge qui les recouvre en période de sécheresse, les feuilles retrouvent leur couleur verte.
Les installations, dans une approche à la fois formelle et sensorielle, documentaire et fictionnelle, ouvrent aux plantes, sujets anthropologiques et historiques, une parole muette, en marge, de l’adaptation en contexte hostile, des migrations et des usages qui construisent et déconstruisent les sociétés et les cultures, qu’il appartient à chaque visiteur de se raconter ou de se faire raconter.