Cindy Sherman ou la femme plurielle ;

Regard sur l’identité ou l’ultime enjeu de déconstruction des genres entre mascarade, jeu théâtral et hybridation

Le « jeu » de la séduction, de la souffrance, du burlesque, de l’androgyne, de la monstruosité, ou autant de mascarades dont a usé Cindy Sherman à travers ses photographies, depuis plus de trente ans, afin d’explorer les stéréotypes sociaux, et en particulier l’identité individuelle féminine et les fantasmes qui en découlent.

La rétrospective qui a été consacrée à son oeuvre au musée du Jeu de Paume du 16 mai au 3 septembre 2006 au travers de plus de deux cents photographies, nous a permis de lire l’évolution de son travail et son inventivité foisonnante à travers les rôles sans cesse changeants qu’elle s’impose : à la fois femme-îcone, femme-poupée, femme-prothèse, femme-madone, Cindy Sherman nous donne à voir un étonnant travail de déconstruction subversive des codes de la représentation féminine dans toutes ses dimensions, sexuelles, politiques, sociales ou encore historiques.

Ce qu’on peut fort bien reconnaître, c’est que dès la genèse de son projet artistique, qui débute au milieu des années soixante-dix, avec les

Untitled Film Stills

(1975-1980), dans lesquelles elle se met en scène à la manière des films de série B américain des années 1950, Cindy Sherman a su porté à son point d’incandescence cette manière bien à elle de s’anéantir dans la mascarade, de se diluer au travers de ses travestissements. De la femme fatale à la femme déprimée, de la ménagère à la star, Sherman n’a eu de cesse d’endosser les rôles les plus contrastés, qu’ils soient.

Mais qu’est-ce qui pousse cette artiste à reproduire son moi avec une telle frénésie ?

Une volonté sans doute moins narcissique que ce que le spectateur pourrait croire. Seulement, un désir de nous révéler ce que nous sommes, tous ces stéréotypes auxquels il faudrait ressembler, le goût de l’apparence, les modes qui nous guident.

A partir de son moi profond, elle est « nous », elle s’utilise pour dire les autres et nous fournit un immense travail sur l’identité, tout en mettant «  en péril » ce sacro-saint principe d’identité qui nous dirige. Ce qu’elle veut nous démontrer avec toute sa conviction, c’est qu’ «  une femme est définitivement « plurielle », qu’il n’y a pas à proprement parlé d’identité de la femme, mais qu’il y a bien au contraire à « devenir femme » ».

Si la série des

Untitled Films Stills

est à ce propos fascinante, c’est dans le sens où Sherman procède en même temps au camouflage et à la découverte de son identité. Le pouvoir des images repose sur la conscience du spectateur qu’elles sont toutes incarnées par Sherman elle-même. Et pourtant aucune de ces images ne représente vraiment Sherman. C’est donc ce savoir extérieur ; car on sait que sous ces apparences diverses se cache précisément la même femme (en réalité, une femme plutôt modeste, sérieuse, aux airs de jeune fille qui se différencie autant du stéréotype de la femme américaine comblée que son visage se différencie des multiples représentations qu’elle en donne) qui explique pourquoi les

Stills

sont si saisissants. Cindy Sherman pourrait être chacune de ses personnes dans son art et ne serait personne en tant que telle (dans son art). Le génie de son oeuvre réside donc dans le fait que ses photographies révélent le construit, la fausseté des représentations prises comme faits de nature, pour finalement stétéotypes.

Il n’existe d’ailleurs, pas plus parfaite preuve de génie, que les séries d’images des

History Portraits

(1988-1990), dans lesquelles Sherman se met en scène dans des portraits à la manière des maîtres anciens, jouant sur les signes et l’arrangement iconique des originaux détournés. Les sexes sont alors intervertis et les manoeuvres d’une peinture de portrait soi-disant authentique, mais en réalité idéalisatrice sont mises à nu.

Avec cette série, Cindy Sherman a réalisé quelque chose d’étonnant et d’étrange. En privant les maîtres anciens et leurs modèles d’une certaine force, elle dévoile les artifices, les conventions, la fausseté éclatante de l’univers qu’ils croyaient solide, réel et inébranlable ; elle les réduit à eux-mêmes, à des conventions, que l’on adopte ou que l’on rejette, sans les prendre pour une vérité absolue. Que serions-nous sans notre maquillage, sans notre coiffure, nos robes, nos bijoux, nos seins, en bref, sans nos portraits « Que reste-t-il de la réalité humaine, une fois ôté le masque des apparences »

Démasquer encore plus les apparences, en poussant encore plus loin la perversion, c’est ce qu’elle va réaliser avec les

Sex Pictures

, à partir de 1992. L’artiste, la femme disparaissent alors des images pour laisser place à des prothèses, des mannequins en plastiques tronqués, des poupées de sex-shop. Le corps n’est plus compris comme un lieu de la sûre découverte de l’identité, mais comme une construction précaire, modifiable, toujours menacé de devenir la scène de l’horreur et du morcellement. En fait, plus que tout autre chose, l’évolution de Cindy Sherman de l’art de «  l’autoportrait  »à l’art des «  poupées macabres » n’a fait qu’augmenter le caractère étrange, non sentimental de son oeuvre. Au final, on constate surtout la perversion du système reproduit par l’artiste où l’émotion et la souffrance sont effacées en tant qu’expériences humaines porteuses de sens.

Celle qui avait réussi à «  faire voler en éclats  » l’idée même d’identité s’attaque désormais férocement à l’idée d’humanité, jusqu’à provoquer un sentiment de saturation chez le spectateur. Il faut alors attendre les derniers travaux pour revoir Cindy, dans la série

Hollywood /Hampton Types

(2000-2002), où elle incarne « des comédiens ratés ou tombés dans l’oubli qui posent pour des portraits afin de postuler pour un emploi  ». La mise en scène est sans pitié, mais une fois de plus si efficace. L’identité est ici réduite à un rôle et à l’image que nous donnons aux autres, à la question de l’apparence envers autrui. Une dernière fois, tout le pouvoir de l’image a eu raison de l’identité.